Un coeur pour deux pays

Récits issus d'entretiens avec des habitants de Bogny sur Meuse, organisés par l'association Aymon lire.

Pour acheter le livre, enrichie par des portraits photographiques s'adresser à Mireille

 

Un cœur pour deux pays

Marie-Florence Ehret


Ils sont venus du Portugal, d’Italie, d’Espagne, d’Algérie, de Turquie parce que la terre ne nourrissait plus tout à fait ses enfants. Parce que la modernité imposait sa loi. De Hollande ou de Belgique aussi.

Les uns sont français, d’autres ont gardé leur nationalité d’origine. Les femmes ont suivi. Et les enfants, ceux qui sont venus d’ailleurs et ceux qui sont nés ici et qui ont fait à leur tour des enfants. Ainsi ont-ils construit la France d’aujourd’hui.

Mais que savons nous de leur histoire ?



ANNEES 30


POLOGNE



Vive la France


Je suis arrivée en France en 1930. J’avais 4 ans. Je ne me souviens de rien !

Juste des chevaux qui nous ont amenés jusqu’à la maison où je suis encore aujourd’hui, en 2009 ! En haut de la rue de l’Echelle, au 37.

Y’avait rien que de la paille par terre. Et des lits de fer peut-être…

C’est l’usine qui nous avait fait venir ! Y’avait des affiches à la mairie. Mon père s’est inscrit.

« Deux heures après ta naissance, j’allais traire la vache » m’a dit ma mère. On était déjà cinq enfants. Les deux derniers sont nés ici, à Bogny.

On a quitté PewelWielka en charrette jusqu’à la gare, sûrement. Comment autrement ? Quelle gare ? Je ne sais plus… Zywiec sans doute. On est arrivé à Aulnoy, et là, la charrette de l’usine est venue nous chercher nous, nos bagages – quelques draps, un peu de linge, pas grand-chose !

Les couvertures étaient trouées. On les payait pourtant. Mon père les a rapportées à l’usine et on les lui a changées.

Deux jours après notre arrivée, il travaillait sans connaître un mot de français. Ma mère aussi. Nous, on allait à l’école ou à la crèche. Ma sœur aînée qui avait 16 ans travaillait elle aussi à la boulonnerie.

Il y avait le Vatican, noir, sale et gras.

Paris, au-dessus, où l’on taraudait.

L’Amérique, encore au-dessus avec ses machines américaines et sur le côté au même niveau Panama. A Versailles, c’était surtout des hommes à la forge. Et à l’Arsenal on faisait le laminage. Tout au fond il y avait le Magasin pour l’empaquetage et l’expédition.

Il y avait beaucoup de femmes qui travaillaient à la Grosse Boutique.

En 36, les travailleurs étrangers qui avaient fait grève ont été licenciés et renvoyés dans leur pays d’origine. Mon frère a fait grève. Mon père était furieux. Il l’a fichu dehors. Il avait peur qu’on nous renvoie tous en Pologne, mais comme il travaillait comme trois, son patron l’a gardé.

L’école, c’était pas trop mon truc. Je voulais travailler moi aussi, gagner de l’argent. J’avais 14 ans, je n’avais pas de carte de travail, j’ai ramassé des œufs et je suis allée voir le patron pour lui demander de m’embaucher. Tu veux travailler, m’a-t-il dit. Je m’en charge. La semaine d’après j’avais les papiers et je pouvais commencer. C’était en 42.

On revenait des Deux-sèvres, près de Parthenay.

En 40, on a dû fuir l’arrivée des Allemands. On avait reçu l’ordre d’évacuer en laissant les maisons ouvertes derrière nous. Mon père souffrait d’un phlegmon à la gorge. Mon petit frère et deux de mes nièces avaient la rougeole. On avait mis la petite dans une brouette. On pensait vraiment qu’elle ne survivrait pas. Il a fallu partir à pied avec son baluchon. On est descendu vers la Marne comme ça. Mon beau-frère récupérait tout ce qu’il trouvait dans les cafés abandonnés, pain rassis, fonds de bouteilles.

A Poix-Terron on a été bombardé. On marchait de nuit pour éviter les mitrailleuses, et on dormait le jour, enfin on essayait, à l’abri des bois. On a marché comme ça jusqu’à Avize. Environ 150 kilomètres. Là on a trouvé un train, des wagons à bestiaux qui sentaient le crottin, c’est mieux que la bouse de vache ! Il nous a emmenés à Parthenay, dans les Deux-Sèvres. On a roulé pendant deux jours et deux nuits au moins !

A l’arrivée à Parthenay, on a été accueilli par Pierre Létrange, l’instituteur de Bogny. C’est lui qui s’occupait des réfugiés. On nous a emmenés manger des pâtes à la tomate sous une tente. Ces pâtes ! Quel délice ! J’y pense encore chaque fois que je mange des pâtes ! On était des centaines de réfugiés.

On nous a dit d’attendre sur un trottoir et des camions sont venus nous chercher. Conduits par des chauffeurs polonais ! Ils nous ont emmenés à Clessé. C’est le curé qui nous a accueillis au presbytère, avec du lait chaud, du cacao, des brioches. Le maire aussi s’occupait beaucoup de nous. Y’avait des maisons libres avec des lits, des draps, des matelas… le luxe !

Mon frère a demandé au Maire de nous loger tous ensemble. Il a expliqué qu’on était des cultivateurs, qu’on savait travailler la terre. On nous a installés dans une maison, y’avait pas de cuisinière, juste les feux de l’âtre. On est allés se laver à la source un peu plus loin et on s’est écroulé. Le lendemain, on nous a rapporté du lait, du beurre, du cacao. On est devenu les réfugiés du Petit Moulin. Des gens sont venus de tous les villages alentour. Ils nous ont apporté du pain, du riz, de la farine, des haricots… Certains s’imaginaient que les Polonais étaient noirs. Peut-être à cause de la Vierge noire ? Ils étaient très catholiques ! Ils étaient étonnés de nous découvrir si blonds que nos cheveux en étaient presque blancs.

La famille s’était répartie dans les fermes alentours. On se faisait payer en nature. Bientôt on a eu tout ce qu’il fallait, poules, lapins, légumes, beurre… On ramassait les glands et on les vendait. On n’attendait pas après les cinq francs par jour qui étaient alloués aux réfugiés. On les gardait pour s’habiller.

On est resté un an là-bas. On participait à toutes les fêtes. On était comme de la famille. Même si ma mère ne parlait pas très bien le français, elle savait se faire comprendre.

Dès notre arrivée mon père avait été soigné de son phlegmon, et comme il travaillait bien le bois, il avait ouvert un petit atelier. Il faisait des brouettes, des dessous de plat, un peu tout !

On envoyait des colis et des tickets de ravitaillement dont on n’avait pas besoin aux voisins qui étaient revenus tout de suite à Bogny. L’usine recherchait ses ouvriers. Ils nous ont écrit pour nous demander de revenir. Avant de partir, on a fait la tournée des cultivateurs et on est remonté en mai 41 avec 15 jambons, 3 seaux de beurre salé, des poules, des lapins, des haricots de la farine… On a bien cru se faire tout voler à Paris, entre la gare d’Austerlitz et la Gare de l’Est, mais non, le porteur nous a juste demandé s’il pouvait garder les œufs pondus en route !

Tout le monde a repris le travail.

Et moi j’ai commencé à travailler l’année suivante.

500 francs, la première paye ! J’étais fière ! On nous mettait l’argent dans une boite. La mienne c’était la 14 ! On était toute une bande de filles et on rigolait bien. On chantait, on dansait, on faisait la farandole.

Et bien sûr on travaillait !

On a continué à s’écrire avec les gens des Deux-Sèvres. Et j’y suis retournée plus d’une fois !

J’aime bien la Pologne, mais vive la France !

Aniela


ANNNES 50


ITALIE



Le poids des concas


Je suis arrivée en France en 59, j’avais 22 ans, je viens d’un petit village de montagne, Filleto, près de l’Aquila

Je suis née pendant la guerre. Dans mon village tout le monde se connaît. Le pays est envahi par les Allemands, mais nous les enfants, on est heureux quand même. On garde les moutons avec les copines. Quand les avions bombardent les villes, pour nous c’est la fête ! Les explosions !

En 44, j’ai sept ans, les partisans descendent au village pour voler des machines à écrire et d’autre chose dont ils ont besoin. Ils tuent un officier allemand. Par représailles, les Allemands ramassent tous ceux qui leur tombent sous la main. Je ne sais pourquoi, nous sommes épargnés. Par la fenêtre, on les voit mettre les hommes d’un côté – il n’y en a pas beaucoup, ils sont à la guerre, les femmes et les enfants de l’autre. Ils fusillent tout le monde, -18 personnes - entassent les cadavres comme des fagots et les font brûler.

Aujourd’hui encore quand je vais au village, je vois le tas de corps noircis sur la place du village…

A côté de chez nous, il y a un champ de blé où certains se sont cachés… De la fenêtre on les voit.

Mon père est handicapé. Il a perdu sa mère à 16 ans. Il est parti travailler en France quand il avait 17-18 ans, rapport à sa belle-mère qu’il n’aimait pas trop… Il a eu les deux jambes coupées par un train. C’était en 1911. Il est revenu au village, et il s’est marié. Il touchait une petite pension. Il faisait le cordonnier aussi, et puis il avait hérité d’un peu de terre de son oncle. On était privilégié en somme. On était sept enfants. L’aîné avait 18 ans cet été là. L’été des Allemands.

Une autre fois, mon père avait la petite sœur de deux ans dans les bras, il était sur le bourricot, on a croisé une patrouille allemande, on s’est sauvé, on s’est caché dans le cimetière, ils nous ont tiré dessus, j’entends encore le bruit des balles qui sifflaient près de nous.

Ils ont embarqué les bêtes, vaches, cochons, moutons et puis ils ont brûlé le village…

On a fait un monument aux morts.

Après la guerre, on était heureux, on dansait sur la place…

A l’école y’avait trois classes, j’y suis allée deux ans de plus que les autres, dans le village à côté où était ma grand-mère.

On travaillait dur mais on était heureux, on coupait le blé, on ramassait les pommes de terre, on allait chercher la grève pour construire la maison, on faisait la chaux en brûlant des cailloux de calcaire, il fallait aussi aller chercher le bois, l’eau pour la maison et le jardin. On la portait sur la tête, comme le bois, dans des concas, des cruches de terre cuite. Je me dis toujours que c’est à cause du poids des concas qu’on rapportait de la fontaine que je n’ai pas grandi davantage !

On avait mal au pied, mal au dos mais on chantait quand même.

Le soir on se retrouvait dans les étables pour avoir plus chaud. Quelqu’un prenait l’accordéon et on dansait !

A la maison il n’y avait que la cheminée. Avec un gros chaudron pour la soupe, et la sauce tomate qui mijotait sur le côté sur la braise dans des fornacella,  des petits pots en terre cuite.

Nous, on n’était pas battu mais au village, les enfants étaient durement tapés. Presque à mort quelquefois.

Après la guerre, tout le monde a commencé à partir travailler ailleurs. Ma sœur a épousé un gars du pays qui est parti travailler en France. Deux trois mois plus tard, il a fait venir ma sœur. Elle a eu un premier enfant en 53, et puis un deuxième en 55. Une autre de mes sœurs est allée la rejoindre pour l’aider à élever les enfants.

Moi j’y suis allée en touriste deux ans plus tard.

Je suis partie en taxi jusqu’à L’Aquila avec un des mes frères et un gars du pays qui allait travailler en Belgique. J’ai pleuré, pleuré. J’étais triste de quitter ma famille ! A L’Aquila on a pris le bus. Mon frère m’a accompagnée jusqu’à Rome. On a roulé pendant au moins quatre heures. Ça me paraissait long. J’avais juste une petite valise et mon visa de six mois. J’ai encore mon passeport de l’époque !

On était en décembre, la nuit tombait tôt. On est monté dans le train, le Calais-Bâle qui partait de Rome. De toute la nuit, j’ai pas pu dormir. Le gars du pays a changé pour aller en Belgique, moi j’ai continué toute seule, le train s’arrêtait dans toutes les petites villes. Dans le train, toutes les femmes tricotaient. Et puis quelqu’un m’a dit : « Charleville » Je venais juste de m’endormir enfin ! J’ai bondi. Ma sœur m’attendait à la gare, en voiture avec un voisin. Y’avait pas beaucoup de voitures à l’époque ! On est arrivé à Vrignes aux bois. C’était une belle maison, elle appartenait au patron de mon beau-frère. Les toilettes étaient dans le jardin, une cabane. Y’avait trois chambres et un grenier. J’ai appris à lire dans ce grenier-là, dans les romans-photos. Je savais lire le français avant de le parler !

Plus tard, je suis allée au cours du soir, avec les Algériens, mais c’était trop tard, j’ai toujours gardé mon accent !

Je voyais les amoureux s’embrasser partout dans les rues, ça me faisait drôle !

Mon père est décédé un mois après mon arrivée, mes sœurs sont retournées au village pour l’enterrement. Elles n’ont pas voulu que je retourne avec elles alors que je venais juste d’arriver. Et puis il y avait les enfants. Ma deuxième sœur s’était mariée elle aussi et elle avait un petit. Je suis restée seule avec mon beau-frère et les trois petits pendant une semaine. Mes sœurs sont revenues très vite. Je me sentais un peu perdue, je ne parlais pas le français, je ne connaissais personne.

Et puis mon visa a expiré, mais mon frère aîné qui travaillait dans la police en Italie s’est arrangé pour le faire prolonger sans que j’aie besoin d’y retourner.

J’ai rencontré Gilbert. Il revenait d’Algérie. 27 mois d’armée qu’il venait de faire. Il travaillait à l’usine en face de chez nous, avec mes deux beaux-frères, le Français et l’Italien. Il venait de l’Aisne. On s’est marié. Ma mère est venue pour mon mariage. En principe, j’aurais dû retourner en Italie, et venir rejoindre mon mari en tant qu’épouse. C’était compliqué. Son patron, monsieur Sergent qui l’aimait bien est allé faire un scandale à la préfecture pour que je puisse rester, mais c’est mon frère encore une fois qui s’est arrangé. Il était bien avec le préfet alors on m’a fait les papiers, et je suis restée. Je suis devenue française, c’était plus simple. Aujourd’hui j’ai la double nationalité. On a encore une maison de famille au village, on y va tous les ans en vacances. La maison qu’on a construite nous-mêmes, de nos mains, sous la direction de notre père.

Après mon mariage j’ai travaillé pendant dix ans, et puis il y a eu les enfants.

La maison ici aussi, on l’a construite avec mon mari. Il y a 32 ans maintenant… On a fait faire la charpente, on a acheté les portes et les fenêtres, et le reste on l’a fait petit à petit. On a vécu 15 ans en HLM.

Mon mari est mort il y a 18 ans. Il avait 53 ans. Un cancer. Il est parti en trois mois. Mes fils avaient 18 et 16 ans.

Aujourd’hui on a chacun sa voiture, moi mes fils, ma belle-fille. C’est pas pour ça qu’on est plus heureux !

Olga


De mon balcon je vois passer les trains...


Mon mari est resté une paire d’années en France avant de venir me chercher !

Au début, il était forestier dans les Vosges, et puis le patron a fait faillite. En fait il n’était même pas déclaré, on l’a découvert bien plus tard, quand on a fait les papiers pour la retraite !

Un copain lui a dit qu’il y avait du boulot dans les Ardennes. Il a fait un contrat d’émigration au pays et il est revenu travailler à l’usine.

Il venait de Pietrabbondante, comme moi. Ma sœur et moi on a épousé les deux frères, et mes deux petites sœurs, elles ont épousé deux frères comme nous ! J’ai aussi un frère, moi je suis la deuxième. Je suis allée un peu à l’école, pendant quatre ans quoi ! Ma mère elle a voulu que je fasse un an de plus pour que ça rentre bien.

On faisait le jardin, on cultivait le maïs, le blé, tout ça… On tirait l’eau du puits avec un seau au bout d’une corde. On était en pleine campagne, à dix kilomètres du village à peu près. On avait des poules, des canards, des moutons, des chèvres, un âne. On travaillait aussi dans les jardins des riches pour gagner un peu d’argent.

Mon père, il cultivait la terre, et puis il faisait le maçon, à l’occasion, ou d’autres travaux. Ce qu’il y avait.

A l’époque les routes étaient en terre, maintenant c’est mieux aménagé mais il y a moins de monde. Tout le monde va chercher du travail dans les grandes villes.

Je me souviens, j’avais cinq six ans, les Allemands ils sont passés. Ils ont volé un cochon à maman. Elle pleurait… Ils avaient pris la poêle et puis cassé des œufs et ils s’étaient fait à manger et puis ils étaient repartis avec le cochon.

Je me suis mariée le 28 octobre 1960. J’avais presque vingt et un ans, et lui presque vingt-sept. On a nos anniversaires en décembre tous les deux !

Il est reparti fin août 1961 travailler dans les fonderies, avec un contrat d’émigration. Notre premier fils est né quelques semaines plus tard. Il est revenu me chercher deux ans après.

On a mis les bagages sur le dos de l’âne. Ma mère était trop triste, elle ne nous a pas accompagnés. Il y avait le frère de mon mari, une des mes deux petites sœurs, et nous. Ma petite sœur m’aidait à porter le Joseph. Il n’avait pas deux ans mais c’était un beau bébé, bien costaud qui pesait son poids. On se le passait à tour de rôle. On a marché jusqu’au bus, à Pietrabbondante. Une heure et demie à peu près. Avec le soleil et la route qui monte. Chez nous les villages, ils sont perchés tout en haut des sommets, ils ne sont pas nichés dans les vallées comme ici !

Ma sœur et mon beau-frère nous ont laissés et nous,on a pris le bus jusqu’à Pescolangano. C’est dans ce coin-là qu’est née Madonna, la chanteuse !

A Pescolangano, on a pris le train pour Rome. On avait du pain, des fruits, du fromage, de la charcuterie tout ce qui faut quoi, mais c’était long ! On était parti très tôt le matin pour avoir le bus. On a encore passé toute la nuit dans le train. Je suis restée presque tout le temps debout. J’arrivais pas à dormir, j’étais trop serrée dans le compartiment. Et puis j’avais hâte d’arriver. Je regardais par la fenêtre les gares, les lumières, les gens. Je pensais à mon village qui s’éloignait de plus en plus à chaque nouvelle ville. Je ne disais rien mais je me demandais bien quand est-ce qu’on allait arriver.

A Chiasso, les douaniers sont passés dans les compartiments. Il devait être dans les deux heures du matin. Ils demandaient les passeports, ils voulaient savoir ce qu’on avait dans les valises, des fois ils les ouvraient, ils mettaient tout en l’air pour fouiller. Je ne comprenais pas ce qu’ils cherchaient. J’ai demandé à mon mari « du tabac, de l’alcool » il m’a dit. Nous, ils nous ont pas fouillés.

Après il y a eu la frontière suisse. Ils étaient encore plus sévères ! Le jour était levé. Les paysages étaient comme chez nous mais il y avait des tunnels, des longs tunnels, ça me faisait peur.

Enfin on est arrivé à Charleville, on a repris un train pour Deville. Mon mari m’a montré des bâtiments le long des rails, avant même que le train s’arrête : « C’est chez nous », il m’a dit. « On va vivre là ? » C’était moche, c’était plein de cailloux. Franchement, c’était encore moins bien que chez nous.

Au début je voulais repartir. Je voulais pas rester là !

Mon mari avait trouvé une table, des chaises, une chambre à coucher. C’était chez moi, alors je me suis habituée.

En français, je comprenais rien. Quand j’allais faire les courses, je montrais ce que je voulais, le commerçant me demandait le nom en italien, et puis il me le disait en français. Dès que je rentrais chez moi je l’écrivais à ma façon pour me rappeler les trucs !

Au début je faisais les courses avec la voisine italienne, mais après je me suis dit : « Faut que tu y ailles toute seule sinon tu ne sauras jamais ». Je l’aimais, bien cette voisine, elle était très gentille.

L’année suivante, Joseph est rentré en maternelle.

Antonio et née en 64 et Claudio en 68. Mon mari voulait absolument une fille. On a eu Patricia en 73

On avait des voisins qu’on aimait bien, qu’on aime toujours bien d’ailleurs. Ils ont déménagé, ils ont acheté une maison, mon mari n’a pas voulu, il avait peur des dettes alors on est resté au HLM.

En 76, du fait d’une mauvaise gestion, l’usine a fait faillite. Le patron avait deux fils, l’argent partait, les fournisseurs étaient pas payés, et les ouvriers ont perdu leur boulot. Mon mari a retrouvé du travail en 78, jusqu’en 84. Avec des périodes de chômage partiel. A chaque fois c’était des papiers, des papiers, des papiers… Et puis il est tombé malade. Il a été opéré du cœur. Il ne pouvait plus travailler. On a vu un docteur pour l’invalidité.

On avait un jardin en bord de Meuse, on voulait l’acheter mais en fait celui qui voulait nous le vendre n’en était pas réellement propriétaire. Il a fallu qu’il fasse des papiers mais le temps que les papiers soient faits, mon mari a été malade et on n’a pas pu avoir le crédit pour acheter. Alors on a demandé à un bonhomme qui nous avait proposé un bout de terre abandonné si y avait toujours moyen, et il nous l’a laissé. Je fais un peu de légumes, et puis j’ai des poules, des lapins.

Mon mari est mort, moi je suis toujours dans le même appartement. De mon balcon je vois passer les trains, derrière c’est les bois. Quand il fait beau c’est agréable, et quand même la route, c’est plus propre maintenant. Et puis il y a les enfants, les petits enfants.

Au début, personne ne volait jamais rien mais cette année à Noël on m’a volé six lapins, et l’année dernière déjà on m’en a volé deux !

Adelina Nerone Tamilia


La mère de ma mère

Nous venons du Nord Est de l’Italie, du village de Attimis dans la province de Udine, à une centaine de kilomètres de Trieste.

On est arrivé en 1955. Ma mère, mes deux grands frères Mario et Luciano et moi. J’avais deux ans et demi… Je ne me souviens pas de grand-chose. Il me reste un sentiment d’angoisse très violent qui ressurgit quand je pars en vacances en voiture pour aller dans un pays étranger. Mon corps se met à gonfler, j’imagine ce qu’a dû ressentir ma mère quand elle est partie vers l’inconnu, seule avec trois enfants.

Chaque fois qu’on partait toutes les deux, elle me racontait l’histoire de sa rencontre avec notre père. Elle me disait combien elle l’aimait, et combien elle avait souffert de son absence. Elle avait 17 ans à la naissance de Luciano, en 41. Elle n’était pas encore mariée avec mon père. Il avait dû partir faire la guerre en Afrique, et ensuite il a été prisonnier en Allemagne pendant quatre ans. Quand il est rentré, Luciano avait trois ans et ils ont enfin pu se marier. Elle avait tout juste 20 ans. Mario est né en 47 et moi en 52.

On pouvait s’inscrire à la Mairie pour venir travailler en France avec un contrat. Mon oncle avait acheté un camion pour faire transporteur. Il devait engager mon père mais finalement il n’a pas pu. Je suppose que c’est lui qui l’a emmené à la Gare d’Udine. Mon père est parti en septembre 54 et six mois plus tard, nous l’avons rejoint. Le 5 mars 1955 exactement. C’est son patron qui payait notre voyage.

Agnès est née en France et ma dernière sœur, Marina est née en 1960. Elle est pharmacienne à Château-Regnault.

Dès que j’ai su lire et compter, c’est moi qui ai pris en charge tous les problèmes administratifs : sécurité sociale, allocations familiales, inscriptions scolaires etc… J’ai l’impression d’être un peu la mère de ma mère !

Fidès


Les larmes de mon père


Notre mère avait fait faire une malle par le menuisier du village. Une malle énorme dans laquelle elle a entassé tout notre linge et qui a voyagé avec nous. On a pris le bus jusqu’à Udine. Et puis le train. A Milan nous avons passé une visite médicale, comme l’avait fait notre père avant nous. Nous étions presque mille, beaucoup de femmes et d’enfants, qui attendions dans de grands hangars ! Un train entier ! J’ai compris plus tard qu’on faisait venir des ouvriers en France pour remplacer les jeunes envoyés comme soldats en Algérie, et c’est pour ça qu’on n’a pas été très bien accueillis ! A l’école on se faisait traiter de « macaronis ». Très vite mon père m’a appris à rétorquer « patates » !

On était à Monthermé, au Champ du trou. On est resté presque un an à coucher par terre sur une botte de paille, tous les cinq, avec une ou deux couvertures prêtées par les voisins. Mon père travaillait comme un damné. Quand il rentrait avec sa paye si maigre, il en pleurait ! C’était vraiment de l’esclavage ! L’hiver 56, on se chauffait quelques minutes le soir en faisant flamber un peu d’alcool à brûler dans une assiette ! Dès que son contrat a été terminé, au bout d’un an donc, mon père a trouvé une place où il gagnait un peu plus, à Deville, et il y est resté jusqu’à sa mort. Il est mort à 62 ans d’un cancer, après un an de maladie, sans avoir jamais pris sa retraite. Ma mère faisait des lessives. Le lundi je prenais la brouette et je l’accompagnais au lavoir, été comme hiver. Ça lui permettait de s’acheter un peu de tabac pour se rouler une cigarette de temps en temps.

C’est ma mère qui faisait les courses, bien sûr, mais un jour où mon père lui reprochait de trop dépenser, elle lui a donné le porte-monnaie et elle lui a dit : « Tiens, débrouille-toi ! » ça a duré une semaine, et il n’a plus jamais rouspété !

Dès que j’ai eu 14 ans, j’ai commencé à travailler. Ça a fait un second salaire. On a pu acheter un lit pour eux, et puis un second pour moi. Mon petit frère était jaloux, on tirait à la courte paille, mais quand mon frère gagnait ma mère lui disait : « Laisse le lit à ton frère, va, il travaille ! » On a pu acheter aussi des casseroles, enfin le nécessaire quoi ! J’ai toujours donné la totalité de mon salaire à ma mère, jusqu’à mon mariage à 24 ans !

Parfois l’assistante sociale passait nous voir. Elle soulevait le couvercle de la cocotte qui était sur la cuisinière. Elle a reproché à ma mère de ne pas avoir mis de viande. « Comment voulez-vous qu’un homme qui va au feu tienne le coup si vous ne lui donnez pas de viande ! » Ma mère est devenue toute rouge de honte. Le soir elle l’a raconté à mon père qui s’est fâché. « Porco de dio ! Pour qui se prend-elle celle-là ! C’est elle qui va la payer, la viande ! »

A 16 ans, j’ai pu faire une formation dans le cadre de mon entreprise. Mon père n’était pas d’accord. Il trouvait que c’était du temps perdu. Il a claqué l’assiette sur la table mais j’ai tenu bon. J’ai fait dessin industriel. J’étais fort et c’est ce qui m’a sauvé ! J’ai appris le métier de tourneur-outilleur. Je gagnais plus que mon père. Quand je rapportais ma paye, ça l’énervait un peu. Il ne comprenait pas pourquoi je gagnais plus alors que j’étais plus jeune et que lui travaillait si dur !

A 19 ans, on m’a proposé de me naturaliser français, mais mon père a protesté. On était en 1961. « J’ai fait la guerre pendant 7 ans a-t-il dit. Ça va ! J’ai payé pour moi et mes fils ! Il ne partira pas en Algérie ! »

.J’ai fait dix ans comme artisan libéral.

Tous les vieux qui sont venus pour travailler dans les fonderies avec des contrats sont morts d’un cancer du poumon sans avoir jamais profité de la retraite. Faut voir ce que c’était. A l’époque, y’avait pas de protection. Y’avait rien. On tassait le sable à la pelle. Et quand on déballait, la fonte était encore bouillante !

Je suis toujours italien mais je n’y retournerai pas, non !

J’y suis retourné une fois, j’ai vu le frère de mon père. J’ai vidé mon sac. Je l’ai fait pleurer ! Je lui ai rappelé comment le grand-père faisait travailler mon père, ma mère, moi, sans jamais nous payer. Rien. Comment j’allais le chercher, lui, dans les cafés pour mendier une pièce.

Un été que ma mère était enceinte de Fidès, l’été 52, donc, on faisait les foins et elle a eu un malaise. Elle s’est assise un instant sur le timon du chariot. Mon grand-père l’a aussitôt rouspété. Il grognait : « les femmes, c’est toujours malade ». Il rouspétait aussi ma grand-mère ! J’avais dix ans. La phrase me fait encore mal aujourd’hui ! Comme les larmes de mon père sur son salaire misérable.

Quand on a survécu à des choses comme ça, on a le mordant ! On est des combattants ! Mais je ne veux pas que mes enfants vivent ça, jamais !

Luciano


ESPAGNE


J’ai servi mon pays


Je suis arrivé à Braux le 13 avril 1952, c’était le samedi de Pâques, j’avais neuf ans et demi.

Le mardi matin j’étais à l’école.

Je suis né à Albox, dans la province d’Alméria, au sud de l’Espagne. Il y avait 20 000 habitants à l’époque, aujourd’hui il en reste à peine quatre mille. Mon père allait de ferme en ferme acheter des bêtes et il les revendait aux marchands. Il était toujours sur les routes on ne le voyait jamais. Moi j’allais à l’école, et quand la voisine appelait « Rosa, on a plus d’eau », ma mère m’envoyait, ou un de mes deux grands frères, chercher l’eau. Je prenais la brouette et les deux cruches calées dedans et j’allais, c’était à deux- trois kilomètres, à peu près On vendait l’eau pour gagner quelques sous.

J’allais sur les foires aussi, avec mon outre d’eau, il faisait chaud, les gens me donnaient quelques centimes pour boire un coup. Je revenais les poches pleines de monnaie, je les vidais, je remplissais mon outre et puis je repartais… Fallait bien manger. On était déjà cinq enfants.

Mon père est parti en France en juillet 50, avec un contrat d’émigration en bonne et due forme. Il avait le choix entre la France et l’Argentine, mais il avait une sœur qu’était déjà à Braux, rue du Port, alors il a choisi la France… On l’a pas revu pendant deux ans. Il mettait des sous de côté pour nous faire venir.

On est parti d’Alméria en pleine nuit, sans rien dire à personne. Ma mère avait vendu discrètement la maison à un cousin. Personne n’était au courant de rien. Je pense que mes parents craignaient que la police nous empêche de partir. C’était l’époque de Franco, alors on est parti la nuit, incognito, ma mère, ma grand-mère, mes quatre frères et sœur et moi.

On a pris le train pour Madrid, et puis on a continué jusqu’à Saint Sébastien… On a fait tout le voyage comme ça, sans homme. Ma mère était stressée comme pas possible. On est arrivé dans l’après midi du lendemain je crois bien, c’était long ! Et puis à saint Sébastien on a attendu le passeur pendant des heures. On était assis sur un banc face à l’Atlantique. Mon frère Jean, l’aîné, lisait, imperturbable… Pierre, qui avait 12 ans, était malade, il était allongé sur le banc d’à côté, il vomissait, ma grand-mère essayait de le calmer. Clément qu’avait cinq ans et Tomasa, notre petite sœur étaient assis sagement, ou bien ils jouaient par terre… Moi je ne sais plus, je devais tourner autour ! A un moment ma mère s’est énervée contre Jean qui était si calme, si tranquille. Elle lui a arraché son livre des mains et elle l’a jeté à l’eau ! On attendait. On ne savait pas qui allait venir, ni même si quelqu’un allait venir… Enfin on a vu arriver un bonhomme, avec une photo. Il a dit : « ça, c’est la famille que j’aime et que je viens chercher !

On est parti un par un, chacun avec un passeur différent. Je n’étais plus Luis, j’étais… je sais pas… Joseph !  « T’as compris, p’tiot, tu t’appelles Joseph ! » Mais non je disais, je m’appelle Luis ! » Joseph, j’te dis, t’es mon fils et tu me lâches pas la main ! »

Ma mère est passée à l’arrière d’une moto, elle nous a doublés. J’ai crié « maman », mais mon passeur me tenait, il m’a fait taire vite fait ! On est tous passé comme ça, sous des faux noms. Le passeur m’a amené jusqu’à un hôtel, à Hendaye. Mon père nous attendait dans l’escalier. Je le revois toujours, avec son mètre cinquante, en haut de l’escalier ! Deux ans qu’on l’avait pas vu ! On s’est tous retrouvés, et on repris le train. Hendaye, Paris, Charleville. Encore une nuit dans le train. Enfin on est arrivé à Latrecey dans le train à vapeur.

Dès mon arrivée j’ai été émerveillé par la lumière, la rivière, la forêt. J’avais jamais vu de forêt, de bouleaux, de chênes… Moi je connaissais que la plaine, sèche et aride. A part les oliviers, les orangers et les figuiers, et puis la vigne, je connaissais rien !

J’avais l’impression d’être arrivé au pays de Cocagne !

Mes frères aînés ne sont presque pas allés à l’école, ils étaient trop vieux. Tout le monde se moquait de nous bien sûr. On ne savait pas parler. C’était dur.

Moi, j’ai dix ans quand je rentre au CP. Quatre ans de retard !

Mon maître, monsieur Gouverneur, c’est sa première année aussi. Il s’occupe de moi, il m’encourage, il me suit de près. L’année d’après je passe en CE1, j’y reste deux jours, et j’entre aussitôt au CE2 ! Et l’année d’après direct en CM2. Mes frères sont entrés à l’usine, moi j’ai treize ans, mon père il veut que je continue l’école. Le maître dit que je peux passer en sixième. Il est sur mon dos tout le temps, il me pousse.

Après les devoirs, y’a encore le jardin, les doryphores à ramasser les pommes de terre à biner… J’ai pas connu de jeudi ! Les devoirs, le travail, toujours ! Les maths y’avait pas de soucis, mais le français, c’était dur ! j’avais toujours l’impression de manquer de vocabulaire. Même aujourd’hui des fois !

Si j’avais pas eu les maîtres que j’ai eus Jeanmart, Mariage, Lebot, Paté, Turcot et les autres, j’aurais pas réussi ma vie comme ça !

Monsieur Jeanmart il voulait que je fasse professeur mais moi j’en pouvais plus de l’école, alors j’ai menti, j’ai dit que je pouvais pas faire l’école normale parce que j’avais pas la nationalité. En réalité on a reçu les papiers juste à ce moment-là ! Mais l’école, je voulais plus !

Je suis retourné au village pour l’été, avec mon frère Pierre. On était invité midi et soir dans toutes les familles des émigrés que mes parents avaient accueillis en France. On en avait accueilli tellement, en un mois et demi qu’on n’avait pas assez de temps pour aller chez tout le monde !

Chez nous c’était deux services à chaque repas tellement on était nombreux. C’est ma mère et ma grand-mère qui faisaient à manger pour tout le monde ! Y’avait beaucoup d’ouvriers célibataires, et puis ceux qui venaient d’arriver, tout le monde mangeaient chez nous !

Je me souviens qu’un jour un patron d’entreprise m’a dit : « S’il y a un wagon d’Espagnols qui arrive, tu me préviens, j’irai les chercher tout de suite, j’ai besoin de main d’œuvre . » Un wagon d’Espagnols… ça m’est resté un peu en travers de la gorge !

Au retour d’Espagne, je me suis engagé dans la Marine. J’avais 16 ans. Par conviction. Pour servir mon pays. Mon père, il nous disait tout le temps, « Le pays qui nourrit tes enfants c’est ton pays ! »

En attendant le service j’ai travaillé six mois à l’usine. J’étais au pilon, graisser, chauffer, ébarber… y’a que matricer que j’ai pas fait ! J’avais pas assez d’expérience. C’est délicat la matrice. Mon frère, c’était le meilleur matriceur de l’usine !

L’usine, je peux dire que je sais ce que c’est !

Dans la Marine, j’ai fini ma formation comme major, alors je ne suis pas allé en Algérie, j’ai choisi l’Allemagne. J’ai fait trois ans, et puis il y a eu une annonce pour un emploi à la mairie de Bogny. J’avais une copine dans les HLM, j’ai passé le concours, je l’ai eu…

J’ai rendu à la France ce qu’elle m’a donné : trois ans d’engagement, et trente-sept ans fonctionnaire.

J’ai servi mon pays.

Louis



Moi, ma vie, elle est là


Salamanque, on l’appelait « la petite Rome » à cause de ses murs ocres, de ses musées, de son charme. C’est l’Espagne, la vraie, la castillane, à soixante kilomètres du Portugal. C’est de là que je suis.

J’ai commencé à travailler à 12 ans. Ma mère voulait que je continue l’école, mais moi non. Quand j’ai vu la belle voiture garée devant la maison, je suis rentrée comme une flèche. Je l’avais reconnue, c’était celle d’une femme riche dont ma mère avait nourri le fils au sein, ma mère considérait le garçon comme le sien, d’ailleurs il est toujours resté très proche de sa nourrice !

La dame cherchait quelqu’un pour garder ses enfants. J’ai dit « Moi, moi ! ». Je suis partie avec elle. Elle était très gentille avec moi. Elle me faisait confiance, elle me laissait la maison, les enfants, tout… Mais elle avait une gouvernante qui profitait de son absence pour me faire laver par terre, faire la vaisselle etc… Alors qu’en principe, je devais juste jouer avec les enfants ! Alors au bout de trois ans, j’ai quitté cette maison et je suis allée travailler comme cuisinière dans un sanatorium. A ce moment-là, j’avais quinze- seize ans…Y’avait une sœur qui m’a appris à lire, à écrire un peu plus. Ensuite j’ai travaillé à Madrid, où j’avais été habiter chez un frère de ma mère. Je travaillais comme serveuse dans une grande maison ! Il y avait une cuisinière, un chauffeur, des femmes de ménage. J’ai servi Luis Mariano ! Il était très gentil.

Je me suis mariée à Bilbao, à 1600 kilomètres de Bogny. J’avais rejoint mon frère qui y était déjà, comme maçon. Il louait une chambre chez celle qui est devenue ma belle-mère ! Je travaillais chez des voisins, lui était médecin. Je m’occupais des deux enfants, de la maison aussi, un peu. Ils m’aimaient bien. C’est elle qui m’a fait ma robe de mariée !

Ma mère a eu 8 enfants mais il y en a quatre seulement de vivants. J’ai une sœur qui est morte à 18 ans. A ce moment-là ma mère avait un petit de neuf mois, elle était pas bien à cause de la mort de sa fille, ce sont les voisines qui se sont occupées du petit, qui l’ont nourri, un coup l’une, un coup l’autre. Il est tombé malade et il est mort. A l’époque j’avais déjà ma fille, j’attendais mon garçon… J’ai aussi un frère qui s’est noyé à 14 ans, et ma grande sœur est morte à 52 ans. Ma mère était comme folle, elle criait dans l’église : « C’était mon tour, c’était mon tour ! »

Mon mari gagnait sa vie, moi aussi. On aurait pu rester en Espagne. On était bien, mais un jour, sa mère a reçu une lettre de son père. Il avait quitté l’Espagne depuis plus de 25 ans, il était parti en France comme réfugié politique. Il n’avait plus jamais donné de nouvelles. On le croyait mort. Et puis il a écrit à ma belle-mère pour dire qu’il était vieux, malade, et qu’il voulait revoir son fils. J’ai dit à mon mari d’y aller, mais il a voulu qu’on parte tous ensemble. Il pensait qu’en France son père avait gagné de l’argent, qu’il pourrait nous accueillir. Il habitait en Meurthe et Moselle. On est parti tous les quatre avec de simples passeports de tourisme. On avait un peu d’argent. Mon mari était si heureux de retrouver ce père héroïque, de lui présenter sa famille, de nous emmener en France. Quelle déception pour lui ! Déjà, à Paris, le grand-père devait venir nous chercher mais il n’était pas là. Il a fallu se débrouiller seuls pour aller jusqu’en Meurthe et Moselle. On ne connaissait pas un mot de français. On devait montrer son adresse aux gens pour trouver son village. On a fini par y arriver, non sans mal. Il habitait une chambre misérable. Toute sa vie, il avait aidé les Espagnols qui arrivaient à s’installer, il en avait aidé des dizaines et des dizaines, mais lui, il n’avait rien. Une pièce avec un réchaud et c’est tout. Pour mon mari, ça a été vraiment un choc de découvrir la pauvreté en France alors qu’il imaginait un pays riche où tout serait facile. Au début, je me souviens, il payait toujours avec un billet car il ne savait pas compter la monnaie en français, et il avait les poches pleines de pièces !

On a trouvé une chambre pour nous quatre. Pour acheter une bouteille de lait j’attendais de voir quelqu’un qui en ait une et je la montrais du doigt au commerçant ! Heureusement, les gens étaient gentils. Je me souviens un jour, je voulais acheter des haricots mais bien sûr je ne savais pas comment le dire. Y’a un Espagnol qui prétendait parler français qui m’a accompagnée, mais le commerçant ne comprenait rien alors l’Espagnol s’est énervé, il a traité le commerçant de maricon (pédé en espagnol) et le commerçant a entendu « haricot » et j’ai eu mes haricots !

Et puis le petit est tombé malade, et tout l’argent a fondu. Le grand-père est mort trois mois après notre arrivée. On n’avait plus de quoi rentrer au pays. Mon mari a cherché du boulot. On se disait qu’on allait mettre l’argent de côté et qu’on rentrerait dès qu’on en aurait assez. Mais il a dû signer pour trois ans dans les mines du Pas de Calais. On avait une maison en bois sans aucun confort.

La France ça a vraiment été dur ! Quand je voyais ma fille toute noire, toute sale, ça me faisait mal !

J’ai appris le français en regardant la télévision.

Mon mari qui venait du soleil a vraiment souffert enfermé dans le noir à la mine ! Il a été blessé plusieurs fois. Il a entendu dire par des Espagnols qu’il y avait du boulot à Bogny alors sitôt ses trois ans faits, il est parti tout seul le premier, il a trouvé une chambre pour nous chez des Espagnols. On l’a rejoint. Il travaillait à Nouzonville. Six ou sept mois plus tard, on a eu un HLM au bord de l’eau. A ce moment-là, on avait déjà quatre enfants. Chaque année y’en avait un nouveau. Pas moyen de repartir. Quand est né le 6ème, je suis montée à la Gadouille, comme on disait. C’était tout neuf. J’ai eu de la chance. J’étais la première habitante du dernier bloc. Seulement fallait descendre faire les courses, avec six gamins, c’était pas vraiment commode, j’en avais toujours un dans les bras ! On n’avait pas de poussette, pas de voiture. Pour les habiller fallait aller jusqu’à Charleville. Et puis une copine m’a dit qu’il y avait une maison à louer. On l’a prise, on a fait des travaux et par la suite on a pu l’acheter.

Mon mari voulait toujours repartir en Espagne. Chaque vacance, il y allait. Il restait chez sa mère un mois ou plus. Il aurait voulu retrouver le village de son enfance, et quand il revenait, il se plaignait que tout avait changé. Il faisait de la dépression. A 42 ans, il a été mis en longue maladie. Il partait. Il revenait. Et puis finalement il y a dix ans il est parti pour de bon.

Moi, ma vie, elle était avec mes enfants. J’en ai huit en tout, tous vivants ! Six garçons et deux filles. L’argent qu’on gagnait, c’était pour eux, maintenant, pas pour retourner en Espagne. Les premiers commençaient à fréquenter, ils ont épousé des Françaises, pas question de les laisser et de repartir. Ma vie, maintenant, c’est ici. J’en ai un qui est champion du monde du développé-couché (force athlétique). Cinq de mes garçons sur six travaillent dans le social ! Et le sixième est comptable. Ma dernière fille manage la carrière de son chanteur de mari. C’est une ex miss Ardennes. Mes belles-filles aussi sont des perles ! On va en Espagne en vacances.

Aujourd’hui j’ai dix-neuf petits enfants – dont sept sont nés la même année, en 93 ! Dix-neuf petits Français riches d’un imaginaire castillan nourri par les cousins de là-bas, une bonne trentaine aussi !

Manoli


PORTUGAL


On peut pêcher de la fenêtre


Dans la famille c’est moi l’aînée. J’ai cinq-six ans. Je m’occupe de mes petites sœurs pendant que mes parents travaillent sur la terre du patron. On vit à Amarante, un village non loin de Porto.

A tour de rôle les vaches tirent la charrue. On les préfère aux bœufs. Elles donnent du lait et des veaux.

Mon père est derrière la charrue, ma mère la guide, parfois aussi c’est moi.

Je vais à l’école, un petit peu, de temps en temps. Pour mon père c’est important d’apprendre à lire et à écrire. Lui ne sait pas. Il veut que ses enfants sachent, tous, même les filles.

On est heureux, on mange à notre faim. La vie, c’est comme ça pour tout le monde. On n’a jamais rien vu d’autre.

A 12-13 ans, je vais travailler à l’extérieur, comme bonne à tout faire. Je suis logée, nourrie. Je vais chez le plus offrant. Je fais cinq, six familles comme ça.

J’ai 16-17 ans quand je commence à fréquenter celui qui est devenu mon mari. C’est le fils des voisins, juste à côté de la famille où je travaille. On reste comme ça, un moment. Il travaille la terre comme mes parents, et puis il entre à l’usine. Une scierie. Ils coupent les sapins et ils les débitent en planches, ils font aussi des plaques de contreplaqués.

On se marie juste avant qu’il fasse son service militaire. En 64.

J’ai 19 ans et lui 20.

Il fait la guerre en Guinée. Deux ans d’armée. C’est l’époque de Salazar et de Caetano.

A son retour, il retourne à l’usine.

Antonio est né en 1968.

A l’usine, ça ne va pas trop. En France par contre, les patrons cherchent des ouvriers qu’ils pourront ne pas payer trop cher. Luis, mon mari, s’inscrit auprès de la commune. On va à Porto plusieurs fois pour les papiers, pour la visite médicale. Luis sympathise avec le contrôleur. Il est content. Il est engagé. Le voyage est pris en charge. Il part de Porto, avec une centaine d’autres venus de toutes les communes alentours. Rien que des hommes. Vingt heures de train au moins.

Ils arrivent au Champ du trou. Ils sont logés dans un foyer, la Maison Blanche. Le travail commence tout de suite.

En mars 70, il revient nous chercher, Antonio et moi. Le petit n’a pas encore deux ans. Au début, il a un peu de mal, il ne reconnaît pas son père. C’est difficile pour lui mais ça dure quatre, cinq jours. Après, son père c’est son père !

Moi aussi je dois aller à Porto, passer une visite médicale, on nous fait les papiers pour l’émigration.

On arrive en France. C’est le premier ou le 2 avril. Le début du printemps.

Luis a loué au patron une petite maison. C’est lui qui fait les courses, en vélo. Moi je ne parle pas un mot de français. Heureusement on a une voisine italienne très gentille, elle parle doucement. On se comprend.

Le camion du familistère passe une fois par semaine. Je désigne ce que je veux du doigt, quand je le vois. Je me souviens de ce jour-là, je voulais acheter des oignons -cebollas- je n’ai jamais réussi à me faire comprendre !

Mon mari doit un an à son patron. Ensuite, il cherche une meilleure embauche. On déménage. On habite maintenant rue du Faubourg. Ce n’est pas plus grand mais il est mieux payé, même avec un loyer plus élevé, il gagne plus. Il travaille maintenant chez Cousin et Malicet. Il coupe les barres de fer.

Rose Blanche est née le 11 novembre 1970, juste après le déménagement.

Mon beau-père nous a rejoints. Il a passé les frontières avec un « passeport de lapin », en fraude autrement dit. Il trouve tout de suite du travail dans le bâtiment, chez Fortunato, un Italien.

Vers 1974, sa femme le rejoint avec leur plus jeune fils : José, 16 ans. La fille aînée est mariée au Portugal. Ma belle-mère ne serait pas partie sans avoir marié sa fille.

Mon mari a passé son permis au Portugal cette année-là. Il est fier de son permis « tout tamponné » motos autos, camions !

En 75, nous avons notre première voiture.

Nous retournons régulièrement au Portugal, mes trois sœurs sont restées là-bas. Mes parents sont morts maintenant, mais il y a les neveux.

A l’époque où nous sommes venus il y avait du travail pour tout le monde, beaucoup d’entraide, de solidarité.

Aujourd’hui, mon mari est décédé et je vis seule dans la maison que nous avons achetée. Une grande maison, au bord de la Meuse. On peut pêcher de la fenêtre de la chambre.

Mes petites filles viennent déjeuner tous les jours avec moi. J’ai cinq enfants, ils sont tous installés ici. Je suis rarement seule.

Maria


Pieds nus


Mon père est arrivé en France en 1970. Il était contrôleur de bus. Il avait rencontré Luis et Maria qui allaient faire les papiers à Porto. Ils avaient sympathisé. Luis lui avait proposé de l’aider.

Marié, trois enfants, mon père voulait nous offrir une vie meilleure. On habitait dans un petit village où il n’y avait pas l’eau courante ni l’électricité. Il n’y avait rien là-bas, que les vignes.

On allait pieds nus, mal vêtus.

A trois, quatre ans, j’aidais ma mère à porter l’eau. Un torchon roulé rudilla posé sur la tête pour faire tenir une cruche, puis un petit seau, couvert d’une feuille de vigne pour protéger l’eau, et allez !

A la visite médicale, mon père a été rejeté mais il est parti quand même. Il est allé droit chez Luis et Maria. Il a repassé une visite à Deville à 9 heures du matin. A 13 heures il commençait à travailler.

Au bout de quelques mois, il a demandé au patron à faire venir sa femme. Pas de problème, a dit le patron, je l’embauche.

Ensuite ils ont voulu nous faire venir, mais là c’était plus compliqué car nous n’avions pas de papiers.

Il est venu nous chercher. On est parti en train avec la tante Fernande et un oncle. On a pris ce qu’on a pu. Quelques vêtements, de quoi manger en route. On n’avait même pas une valise en carton. Rien que quelques baluchons de toile, le biberon du bébé.

Mon père a payé 500 escudos à une femme pour qu’elle nous fasse passer en Espagne. On a traversé un bois à pied, la nuit. Moi je tenais mon petit frère par la main. Je ne devais surtout pas le lâcher. Je le traînais plutôt qu’autre chose. Quand il n’en pouvait plus mon père le prenait sur ses épaules. Parfois mon oncle me prenait aussi sur son dos à califourchon. La femme portait ma petite sœur qui avait alors un an et demi. On faisait des pauses de temps en temps, pour se reposer un peu, manger. Et puis on repartait dans le noir. La nuit n’en finissait pas. Il faisait froid. J’étais pieds nus, comme d’habitude. La femme a absolument voulu me mettre des chaussettes. Je ne sentais plus le sol, je n’arrivais plus à marcher. Mon père m’a grondé : Mais marche, donc, t’es encore plus lente ! Je voulais enlever les chaussettes. En arrivant en Espagne, la femme m’a acheté des sandales d’eau. C’était encore pire. Je les ai gardées pour ne pas me faire trop remarquer.

On a repris le train.

On est arrivé à Hendaye. La police française a laissé passer mon père qui avait des papiers en règle. Elle a laissé passer mon oncle et ma tante, mais elle nous a arrêtés nous, les enfants. Pas de papiers. On ne passe pas. Mon père a parlementé pendant deux heures. Mon oncle et ma tante attendaient un peu plus loin sans bouger. Mon père expliquait, suppliait… leur mère est en France, elle travaille, elle les attend là haut dans les Ardennes. Au Portugal, il n’y a plus personne pour s’occuper d’eux, ils sont si petits, vous ne pouvez pas les renvoyer… A la fin, un douanier a dit. « Filez, disparaissez qu’on ne vous revoit plus. » On est parti. Je n’ai jamais couru si vite de ma vie. On a repris le train.

On était passé. En fraude. On ne risquait plus rien.

Ma mère nous attendait. Madame Wansart lui avait donné un matelas, une couverture. On a dormi dessus tous ensemble. Quel bonheur !

Plus tard elle nous a donné aussi des vêtements.

Je suis allée à l’école tout de suite. C’était le mois de septembre. J’ai découvert la neige. Je n’avais jamais vu ça ! Il y avait un poêle. On allait chercher du bois alentour pour se chauffer.

Dans la cour j’étais toujours toute seule, les autres se moquaient de moi parce que je ne savais pas parler français. Quand il me voyait, comme ça, toute seule, le maître, monsieur Jean-Pierre Warnier, me prenait par la main, et puis il mettait ma main dans celle d’une de mes camarades pour que je fasse la ronde avec les autres.

Le matin c’était la cata ! Je ne voulais pas mettre de chaussures. Ma mère me les mettait, je les enlevais. Madame Wansart qui m’emmenait souvent à l’école en voiture avec ses filles me disait. « Si tu ne mets pas tes chaussures, tu ne peux pas aller à l’école ! »

Aujourd’hui encore, sitôt chez moi, je me déchausse. J’ai besoin de sentir la terre sous mes pieds !

Et puis j’ai épousé José, le petit frère de Luis.

Je suis auxiliaire de vie.

Nous avons deux filles, Vanessa est auxiliaire puéricultrice, elle vit à Paris. Romane n’a encore que 10 ans.

Toutes les filles de la famille aiment marcher pieds nus, même mes petites nièces !

Hortensia


TURQUIE


Un bien pour un mal


Je suis né en 1952 dans un petit village de Turquie appelé Karahüyük. A l’époque le village comptait environ deux cent vingt familles. Il y avait un grand marché toutes les semaines, qui commençait le mardi après midi et finissait le jeudi en fin de matinée. Les gens venaient de tous les villages environnants vendre et acheter du bétail. Maintenant il n’y a plus de marché.

On pouvait aller à Acipayam en dolmus (un Renault trafic neuf places) et un petit car vous amenait à Denizlé.

La ville était environ trois fois plus grande que Charleville, mais je ne le savais pas quand j’y suis allé la première fois, dans l’espoir de retrouver ma demi-sœur et mon beau-frère…

Il n’y aurait pas assez de cent pages pour vous raconter toute mon histoire !

Mon père est mort, j’avais onze ans. Ma mère ma sœur et moi nous nous sommes retrouvés sans ressources. C’est grâce à l’aide des voisins que nous avons survécu. J’avais une demi-sœur et une soeur déjà mariées qui nous aidaient aussi un peu. Le matin avant l’école, j’allais conduire les moutons au pâturage et je les ramenais pour 25 centimes de livre par semaine. Ma sœur travaillait à droite à gauche dans les fermes environnantes, elle arrachait les betteraves etc… Ma mère s’occupait de notre petit potager. Nous avions loué des terres, mais pas d’eau et pas de bras pour la travailler. Juste un puits au milieu de la cour. Nous les avons louées à un cultivateur qui nous donnait en échange la moitié du blé récolté.

A douze ans, j’ai terminé la primaire et j’ai arrêté l’école.

Ma sœur s’est mariée et elle est partie vivre à Denizlé. Ma mère est restée seule. Moi j’ai été travailler chez ma demi-sœur pendant six mois, j’allais au marché vendre les bêtes, mais ce que je voulais, c’était rejoindre mon autre sœur à Denizlé et trouver un vrai travail.

Au bout de six mois, j’ai donné tout ce que j’avais gagné à ma mère, j’ai juste gardé 3 livres 50, et je suis parti sans rien dire à personne. Je pensais que je retrouverais tout de suite ma sœur, même si je ne connaissais pas son adresse. Je suis monté à l’arrière d’un camion ouvert et c’est comme ça que j’ai débarqué à Denizlé…J’avais douze ans et demi et mes 3 livres 50.

Très vite je me suis retrouvé sans un sou. Je dormais dehors, je parcourais la ville dans tous les sens dans l’espoir de retrouver ma sœur. Affamé, j’ai repéré un marchand de pain qui m’a semblé bien trop gros pour pouvoir me rattraper, je lui ai volé trois fois du pain. J’allais le soir le manger sous l’olivier où je dormais. J’étais réveillé par le muezzin.

J’ai erré pendant trois semaines dans la ville. J’avais entendu dire que mon beau-frère avait acheté un cheval pour faire calèche, alors je regardais toutes les calèches.

Un jour enfin, je l’ai vu, mais je n’ai pas voulu me montrer, sale comme j’étais, je l’ai suivi et j’ai repéré la maison, puis j’ai trouvé une fontaine où je me suis lavé tant bien que mal pour avoir l’air présentable, j’ai sonné chez ma sœur et je lui ai dit que j’arrivais tout juste du village.

Entre temps ma mère, affolée, avait guetté tous les jours sur la route tous les véhicules en demandant après moi et le message avait été passé à ma sœur que j’avais disparu, Ma soeur a été choquée quand elle m’a vu mais elle n’a rien dit.

Elle m’a proposé à manger. J’étais affamé mais j’ai dit que je n’avais pas faim, Bien sûr, j’ai mangé quand même ! Personne ne m’a jamais demandé ce que j’avais fait durant ces trois semaines.

Mon beau-frère m’emmenait avec lui sur la calèche, et un jour nous nous sommes arrêtés dans un petit restaurant pour manger car nous étions trop loin de la maison. J’ai remarqué que le patron était seul et qu’il courait dans tous les sens pour servir les clients. J’ai proposé de l’aider.

Après deux mois de travail, j’ai demandé au patron un congé pour aller voir ma mère au village. Je suis allé la chercher pour la ramener avec moi en ville. Elle ne voulait pas venir mais j’ai insisté, et le matin j’ai roulé les matelas, on les a mis sur notre dos et on est parti. On est passé par derrière pour que personne ne nous voit. Elle avait honte de se confier à un enfant de 13 ans. Si nous ne nous en sortions pas, il faudrait revenir. Elle craignait cette humiliation.

Mon oncle, le frère de mon père, nous a vus partir. Il a dit : « Il fait les laisser faire. Si le gamin reste ici, il ne pourra rien faire d’autre que berger. Qu’il aille en ville, et qu’il sauve sa peau ! » Il nous a laissés partir.

On est arrivé chez ma sœur qui nous a hébergés jusqu’à ce que je trouve une maison à louer pour ma mère et moi.. Je gagnais trente livres par mois. Le loyer en coûtait quinze, ma mère se débrouillait avec les quinze autres. Moi je mangeais au restaurant. Elle est retournée toute seule au village pour rapporter petit à petit le reste de ses affaires, Cela a duré six mois, et puis j’ai eu une occasion pour acheter une maison. On a vendu la maison du village et une partie des terres à un beau-frère, on avait un peu de sous de côté, mes beaux-frères m’en ont prêté un peu aussi, et le propriétaire m’a fait crédit pour le reste

J’ai travaillé au restaurant pendant trois ans. 7 jours par semaine.

Et puis j’ai trouvé un nouveau restau qui me laissait mon week-end, et qui payait un peu mieux.

Un jour, un client est arrivé pour déjeuner avec son père. Ils venaient d’un village proche du mien. On a parlé, je les ai invités à venir chez moi pour leur présenter ma mère. Lui travaillait en Allemagne, il était revenu en Turquie pour les vacances. On a passé la nuit à discuter. A trois heures du matin, je suis retourné travailler sans avoir dormi.

Le père a continué à discuter avec la maman. C’est un garçon courageux, a-t-il dit. Il pourrait aller travailler en France. Je connais des gens à Strasbourg qui pourraient l’aider.

Ils sont repartis en promettant de revenir. Entre temps, je suis allé voir le gros boulanger pour lui payer les pains que je lui avais volés quand j’avais 12 ans.

Le boulanger ne comprenait pas, il ne se souvenait de rien, n’avait rien vu. Il était stupéfait. Non seulement il n’a jamais voulu que je le rembourse, mais en plus il voulait m’engager dans sa boulangerie. J’ai refusé. Mon patron comptait sur moi. Je ne lui aurais jamais fait ça !

Le boulanger est venu manger au restaurant. Il a parlé avec mon patron et aussi avec le propriétaire de la maison. Il lui a même payé les derniers sous que je lui devais.

Il avait une fille mais pas de fils, et il m’a comme qui dirait adopté. Il voulait me donner sa boulangerie en héritage !

Je l’ai volé et en retour il m’a fait beaucoup de bien !

Quand les amis du restaurant sont revenus, ils avaient pris contact avec les gens de Strasbourg. Il faudrait leur payer trois mille livres quand j’aurais gagné de l’argent en France. J’ai fait les demandes, les papiers tout ça… Ma mère se plaignait beaucoup, elle souffrait du ventre. Jamais je n’aurais pu la faire opérer si je n’avais pas été en France ! On a trouvé 52 calculs au niveau de la vésicule biliaire !

De Dénizlé à Istanbul, le train, un vieux train à charbon, met trois jours. Le bus fait le trajet en 24h. Nous avons hypothéqué les dernières terres pour payer le billet. J’avais juste un petit sac plastique avec mes papiers pour monter au Consulat à Istanbul.

Mais une épidémie de choléra venait d’éclater en Bulgarie. Impossible de partir. Je suis resté bloqué vingt-quatre jours dans la capitale.

Très vite, je n’ai plus de quoi payer la natte sur laquelle je dors, sur la terrasse du Sultan Hamet. Par chance, je me suis fait trois amis au Consulat. L’un d’entre eux a une connaissance à Istanbul, un étudiant en médecine qui nous paye à tous les quatre le voyage de retour !

Une vingtaine de jours plus tard, on nous rappelle. Il faut remonter à Istanbul et de là, prendre l’avion pour Paris. Nos billets de train ont été échangés contre des billets d’avion.

A l’arrivée à l’aéroport de Paris, un interprète nous emmène jusqu’à la gare de l’Est et nous abandonne là, avec l’horaire du train que nous devons prendre le lendemain matin. Je passe la nuit à grelotter dans mon tee-shirt avec mes treize camarades. L’un d’entre eux a trois feuilles de brick que sa maman a glissées dans son sac. Nous les partageons en treize.

J’ai bien failli rester sur le carreau car je n’étais pas majeur.

A la douane, toutes les valises ont été fouillées. Les haricots secs, pois chiches et farines diverses qu’on a apportés pour subsister les premiers temps, tout a été jeté pour cause de choléra. Moi je n’ai pas été fouillé, mais mis de côté pour être refoulé. Et puis, je ne sais pourquoi, un policier m’a fait signe de passer, moi ma valise et mes haricots secs !

Aussitôt arrivé j’ai commencé à travailler chez Raguet. Le patron était content de moi, il me faisait confiance, j’avais les clés, c’est moi qui chauffais les fours le matin.

Mais en Turquie, j’étais recherché pour faire mon service militaire. Ils ont retrouvé ma trace par le consulat, et j’ai été convoqué, j’ai dû prendre un congé pour retourner en Turquie faire mon service. Arrivé là-bas, j’ai dû attendre six mois avant d’entrer dans l’armée J’ai revu mon ami Ali, celui qui travaillait en Allemagne et qui m’avait aidé à aller en France. J’ai fait la connaissance de sa petite sœur Sedanur et nous nous sommes fiancés.

Dès que j’ai eu achevé mes vingt mois de service, nous avons voulu nous marier mais le mariage qui venait de commencer a été interrompu par la guerre de Chypre. J’ai été rappelé sous les drapeaux, et je suis parti aussitôt sur Istanbul.

Pendant treize jours, j’ai conduit des camions d’armes en Bulgarie. Le treizième jour j’ai été convoqué car sur ma feuille de route, suite à une erreur d’inscription, il était dit que je n’avais mis que cinq heures pour venir de Denizlé, ce qui bien sûr était impossible. En réalité, j’avais mis un jour de plus. C’était une erreur de date ! J’expliquais tout cela à l’officier, le mariage interrompu, ma remontée… Il venait de perdre un fils à la guerre de Chypre. Il ne voulait pas que ma femme soit veuve avant même d’être mariée. Pour me féliciter de mon empressement, il m’a renvoyé la retrouver et finir mon mariage.

Le mariage a donc eu lieu le 9 août 1974.

Mon passeport était encore valide, je suis retourné en France mais mes papiers de travailleur étaient périmés. Monsieur Raguet m’a repris au noir, et il s’est occupé de faire toutes les déclarations et de régler tous les problèmes administratifs. Il a été un troisième père pour moi !

C’est lui aussi qui a fait les papiers pour faire venir ma femme en septembre 75 grâce à la loi de regroupement familial mais je n’ai jamais pu obtenir de papiers pour ma maman.

Notre première fille est née en juin 76.

Nous en avons eu six. Les quatre plus grandes sont mariées. Les deux dernières sont encore à la maison.

Notre quatrième petite fille est née la semaine dernière (18 juin 2009). On attend le suivant pour le mois d’octobre.

Trois petit-fils et deux petites-filles…

Il faudrait raconter aussi le premier logement, l’eau chaude dans les HLM, la maison d’aujourd’hui, l’épicerie, l’accident du travail… Je vous l’avais dit, il faudrait plus de 100 pages pour tout raconter !

Abdullah



HONGRIE




A travers le rideau de fer


Je suis venu deux fois de Hongrie, à travers le rideau de fer.

La première fois en 1956 et la seconde en 1974.

Vous ne pouvez pas savoir ce que c’était ! Maintenant qu’il n’existe plus, si on racontait ce qu’on a vécu, on ne le croirait pas…

La démocratie populaire, c’est vraiment la terreur. La prison, le goulag. Le président à l’époque, c’était un communiste détenu par les Russes. Jusqu’en 88 il y a eu des condamnations à mort.

La première fois que je suis venu, j’avais 18 ans. J’étais dans la police militaire, mon bataillon s’est révolté. J’ai passé la frontière pour ne pas être fusillé. Je suis arrivé en Autriche. On était trois ou quatre mille réfugiés politiques.

C’est la Croix Rouge qui s’occupait de nous. Et l’ONU.

On demandait à aller dans un pays ou un autre. Certains avaient des quotas. L’Allemagne et la France avaient ouvert leurs frontières sans limites. On représentait quand même une main-d’œuvre qualifiée ! Beaucoup sont allés en Allemagne. Moi, je voulais aller en France, le pays de la liberté. Quand vous regardez un gendarme français, vous êtes vraiment bien content !

Je me suis d’abord retrouvé dans une caserne en Alsace, puis très vite, j’ai trouvé du boulot dans les mines du Pas de Calais, pas très loin de Lille. J’y suis resté quatre ans et demi, mais c’était la fin des mines.

Je parlais, hongrois, russe, bien obligé. J’ai appris le français très vite, sur le tas. J’allais au bal danser avec les petites Polonaises, il y en avait beaucoup, je me sentais un peu chez moi !

J’ai entendu dire qu’il y avait du boulot dans les Ardennes. J’ai passé un CAP de métallurgiste. La fonderie dans les Ardennes, c’est pire que la mine, faut pas croire. Les mines étaient nationalisées. On respectait les consignes de sécurité. Dans les fonderies, c’étaient des entreprises privées.

J’ai rencontré Laurette au bal, à Fumay, un 14 juillet, normal pour un amoureux de la liberté ! Avec elle, j’ai trouvé une femme et une famille.

On a eu deux enfants. Je lisais Bleck le Rock avec son petit frère. C’est comme ça que j’ai perfectionné mon français !

Joachim, je l’ai connu à la Sonacotra, en 1961, au mois de mai. Presque cinquante ans déjà ! Je m’en souviens encore.

Et puis j’ai eu la nostalgie du pays.

Là-bas, on avait l’eau chaude, l’éducation. Ici, la population émigrée était à moitié illettrée. Pour se laver, le patron m’avait tendu un seau d’eau froide. Fallait faire passer l’eau sur les tuyaux pour la réchauffer ! Là-bas, j’avais un métier, j’étais conducteur de machine à papiers, imprimeur quoi.

On est parti. On a embarqué les enfants, les meubles, et on est retourné en Hongrie. J’ai retrouvé mon boulot tout de suite. On habitait chez mes parents. Laurette travaillait dans un hôtel. Les enfants allaient à l’école. Ils avaient appris la langue en quelques semaines ! Mais ma mère était aussi peste qu’avant. Elle ne pouvait pas souffrir ma femme, alors au bout de neuf mois, on a décidé de revenir en France. On a tout abandonné sur place, et on est revenu. Moi, je suis parti devant avec le gamin.

Laurette a été interrogée pendant je ne sais combien de temps. Mais finalement comme elle avait un passeport français on l’a laissée partir. Pour notre fille, c’était plus compliqué, mais un officier qu’on connaissait un peu a dit : « Faut être humain, je ne peux pas vous empêcher d’emmener votre fille. Disparaissez dans les 24 heures ».

Mon fils et moi, on avait pris le train de Budapest à Zagreb. On avait continué en bus. Le gosse était malade comme un chien. Y’a une femme qui l’a prise en pitié. Elle lui a acheté des bonbons. Elle l’a pris dans ses bras pour qu’il dorme un peu. On a passé la frontière entre la Slovénie et l’Italie de nuit, à pied. Le gamin m’encourageait. C’était un homme, un vrai ! Il m’a dit : « ça y est, c’est l’Italie, je vois les lettres d’immatriculation des voitures ! »

On n’était quand même pas fiers. On avait peur d’être renvoyés en Hongrie ! On est entré dans un café. Y’avait un homme qui parlait bien français. On lui a dit qu’on venait de Yougoslavie.

C’était un contrôleur des douanes. Il a bien vu que le petit était fatigué. Il a appelé un taxi qui nous a emmenés dans un hôtel trois étoiles à Trieste. On avait de l’argent, heureusement !

Pour le petit déjeuner, le gamin m’a demandé de mettre une croix à côté de chaque plat. On nous a apporté un plateau énorme. On a mangé tout ce qu’on a pu. Le reste, on l’a emporté pour la route ! On a pris le train jusqu’à Milan, et puis on est arrivé à Charleville par le Calais-Bâle. On est rentré les mains vides !

Faut reconnaître que jamais Laurette ne me l’a reproché !

On retourne en Hongrie presque tous les ans, en voiture. On va chez ma sœur. Ça fait 1200kms… On retrouve les cousins, tout ça. C’est Laurette la plus acharnée à y aller. Moi, maintenant, je suis diabétique, je peux plus faire la fête avec eux !

Chacun croyait que de l’autre côté du mur c’était le paradis, mais le temps de la désillusion est venu, alors c’est la religion qui reprend le dessus !

Moi je suis français depuis longtemps, mais, je reste toujours un peu hongrois.

Hitler voulait nous renvoyer de l’autre côté de l’Oural. Nous sommes les descendants des Huns. On vient de l’Asie, nous ! Les Finlandais, les Estoniens, les Lapons sont nos demi-frères. Nos langues sont de la même famille ! La famille finno-ougrienne

Gyula dit Jules


ANNEES 60


ESPAGNE


C’est Paco qui portait la pastèque


  • Paco avait 7 ans

  • 8

  • 7, j’en avais 10 !

Rafaela et sa fille Augustina se rappellent leur arrivée dans les Ardennes.

Quelle aventure !

Rafaela a 35 ans. Six enfants. Il en manque toujours un. Elle les compte entre deux trains, craint sans cesse de les perdre. Un deux trois quatre cinq… où est le sixième ? Panique.

  • Il est dans tes bras, maman ! Ah oui, c’est vrai !

Le père est parti depuis onze mois. Elles vont le rejoindre en France.

Rafaela n’a jamais quitté son village de Huelva, sauf une ou deux fois, jeune fille, pour aller à côté, à Séville. Et la voilà partie, seule avec ses six gamins, son voile de deuil qui s’accroche partout. L’aîné, le septième, ou plutôt le premier, le beau Rafael a eu un accident quelques mois plus tôt.

Il faut laisser toute la famille derrière soi, prendre un premier train, changer à Séville, aller jusqu’à Madrid, changer encore pour Irun. Le petit s’agrippe au voile noir, l’arrache à moitié, manque de s’étouffer avec. Rafaela finit par l’enlever, ce n’est plus possible, les trains, les enfants, les sacs, le voile… Elle n’en peut plus ! Et le voyage ne fait que commencer !

A Irun, par chance, elle a trouvé un monsieur qui monte à Paris. «  Ne vous inquiétez pas, dormez avec les petits, je vous réveillerai ! »

- Arrivés gare d’Austerlitz, on a cherché un taxi pour aller gare de l’Est, mais, peut-être qu’on était trop nombreux, aucun ne voulait nous prendre. Il y avait une femme espagnole avec son mari qui a pris ma mère par la main et nous a emmenés gare du Nord en métro ! C’est Paco qui portait la pastèque. Une pastèque ni trop grosse, ni trop petite dans un sac plastique qu’il traînait à bout de bras. Un cadeau pour le père. A l’époque, on n’en trouvait pas en France. Il n’y avait pas de tout comme maintenant. A la gare de l’Est, on cherche le train de Charleville. Il part a las doce, à midi. Ma mère a compris a la dos, à deux heures. On rate le train. On doit attendre le suivant. Les cinq gamins plus le sixième qui pèse ses six ou huit kilos dans la cohue bruyante de la gare. « Arrête de pleurer me dit ma mère. » « Mais c’est toi qui pleures, arrête toi-même ! »

Les deux femmes rient en se souvenant de leurs larmes !

- Ma mère n’a plus de couches pour changer le petit qui pleure, tout pisseux. Une dame s’approche. « Qu’est-ce qu’il y a ? » Ma mère en larmes lui dit que le petit est sale. La dame s’exclame « Allez donc, c’est pas grave ! »

Enfin, on monte dans le train. Mon père doit nous attendre à Charleville.

Est-ce qu’il nous attend encore avec toutes ces heures de retard ?

La nuit est tombée depuis longtemps. Un monsieur nous a aidés à descendre du train. On est là, tous les sept sur le quai, complètement perdus. On pleure encore. Le croirez-vous, c’est le jeune Rafaël, qui a crié « Papa ». Il avait 22 mois. Nous n’avions pas vu notre père depuis 11 mois, la moitié de sa vie, et c’est lui qui l’a vu le premier, et il l’a reconnu ! « Papa ! ». Je ne l’oublierai jamais !

  • On s’est marié en 51, j’avais 23 ans. On avait déjà Rafael, le premier. On avait voulu se marier plus tôt mais Joachim a dû partir pour le service, il a fallu attendre. J’ai perdu mon père quand j’avais six mois. Ma mère s’est remariée dix ans plus tard. Je gagnais une pesette par semaine pour laver les pots de lait et garder les chevaux. Mon beau-père disait : « Qui ne travaille pas ne mange pas. ». L’eau, on allait l’acheter chez un voisin qui avait une fontaine…On portait l’eau dans une cruche à la hanche. Une cruche d’un côté et un seau de l’autre. Un jour, j’étais enceinte, presque à terme, j’ai glissé, j’ai fait le grand écart ! Je m’en souviens !

A quatorze ans j’avais un amoureux, ça a duré un moment mais il est parti faire son service. J’avais 17 ans. J’en avais marre de faire des ménages chez les uns et les autres, alors un jour, après la messe, je ne suis pas rentrée. Je suis restée au couvent. J’ai appris à coudre, à tricoter, à broder. Je mangeais à ma faim. Personne ne me tapait dessus. Au bout d’un an ma mère est venue me chercher. Elle m’a emmenée, mais le dimanche suivant, j’y suis retournée. Mon amoureux était fiancé à une autre. Je suis restée au couvent encore une année. Ma mère est revenue me chercher. Elle avait besoin de moi. J’ai retrouvé Joachim, un ami d’enfance. Quand il est parti pour son service militaire, j’étais enceinte. Il n’avait pas le droit de se marier tant qu’il n’avait pas fini le service, il a fallu attendre. Rafael est né. Dès le retour de Joachim, on s’est mariés. Il travaillait comme il pouvait dans les usines, au port, il a même fait éboueur, mais ça licenciait de partout ! A midi je lui apportais à manger, mais des fois je pouvais pas. Y’avait rien. Heureusement on avait une tante, elle arrivait, elle donnait de l’argent à la petite et elle lui disait : « Allez file acheter des pois chiches et du lard pour faire un bon puchero ».

  • On n’avait rien, mais on était habillé comme des princesses. C’est ma tante qui nous cousait nos vêtements. Je me souviens d’une robe bleue ciel avec un grand col blanc en pointes…

  • Mon mari avait une sœur dans le nord de la France, alors il a décidé de partir chercher du travail là-bas. On avait une petite baraque de terre battue, on l’a vendue pour payer le voyage de mon mari, et on est allé habiter chez ma mère. Mon mari est arrivé chez sa soeur, il a fait maçon. Il n’avait pas de logement. Il habitait chez elle. Il ne trouvait rien, il était sur le point de rentrer et puis quelqu’un lui a parlé des usines de Fumay qui cherchaient des ouvriers…

On est donc arrivé à Fumay tard dans la nuit, tellement contents de s’être retrouvés. Y’avait une femme espagnole née en Algérie – Madame Sanchez – qui a été une deuxième mère pour moi ! D’entendre parler espagnol en arrivant déjà ça m’avait fait du bien. Elle avait préparé la soupe. Le voyage s’est effacé, comme le « mal joli », celui qu’on oublie quand le bébé est né !

De toutes les années que j’ai passées là-bas, j’ai jamais pris mon café toute seule le matin ! Madame Sanchez était toujours là !

Mon mari avait tout préparé, cinq petits lits pour les enfants, une caisse entière de lait, des placards pleins de conserve. Il était fou, il était fou ! Les jours suivants il invitait tous les gens qu’il connaissait. Il répétait à tout le monde : « Comme ma femme, y’en a pas d’autres » - como mi mujer ninguna- tellement qu’à la fin ça m’agaçait de l’entendre !

  • Ce qu’a souffert mon père en quittant l’Espagne, en cherchant du travail, en nous attendant ce soir-là, il n’en a jamais parlé. « Ce que j’ai souffert, cela ne regarde que moi » dit-il toujours. Moi, ce qui m’a le plus étonnée, ce sont les escaliers à claire voie ! Je n’avais jamais vu ça, je pensais que la maison n’était pas finie ! Le soir de notre arrivée, ma mère a fait la lessive avant de se coucher. Elle a lavé tous nos vêtements pour qu’on les ait propres le lendemain matin car notre malle n’était pas encore arrivée, et elle avait peur que la valise avec nos affaires qu’elle avait juste posée dessus soit perdue !

  • J’étais tellement contente d’être arrivée, et que tout soit si bien préparé, avec la femme qui parlait espagnol que même la valise, je me suis dit « tant pis, on verra bien » Et j’ai tout lavé comme ça j’étais tranquille ! Et le lendemain, la malle est arrivée, et aussi la valise !

J’avais raconté à madame Sanchez que chaque fois que j’étais sur le point d’accoucher, je me disputais avec mon mari, alors quand je lui ai dit que je venais de me disputer avec lui, elle a dit : « ça y est ! » et en effet, mon septième enfant est né. C’était Manu, Manuel, le premier né en France… Elle a été sa marraine, bien sur. Ensuite il y a eu Johnny, Michèle, Rose-Marie et le petit dernier, Georges, qui n’a pas survécu. Madame Sanchez aurait bien été la marraine de tous les autres ! Douze grossesses menées à terme, dix enfants survivants et dix-huit petits enfants !

  • Dix- neuf !

On recompte !

Augustina : 3 enfants et 4 petits enfants, Mariana : 3 et 2 petits enfants, Paco : 3, Antonia 2, Quini 2, Manu 2, Johnny 1, Rose marie1 et Rafael 1

Soit 18 petits enfants et 6 arrière petits-enfants !

Sans parler des cousins et cousines qui sont toujours là-bas et qu’on retrouve chaque année aux vacances.

Rafaela et Augustina


ANNEES 70

TURQUIE


La vie au village


On était huit enfants. Cinq filles, un garçon et deux filles encore…

Papa est parti en France en 72. Il avait environ 35 ans.

Au village la vie était magnifique.

Il y avait beaucoup de monde à l’époque, beaucoup d’enfants.

On cultivait des hectares de blé, de maïs, de tabac.

Nous les enfants on jouait tout le temps. On faisait des roues avec des citrouilles ou des pastèques ; On jouait avec des cailloux, on sautait à la corde, on dessinait des marelles.

Un vieux marchand ambulant passait une fois par semaine. Il vendait des bonbons, des foulards… On allait tâter le cul des poules pour récupérer un œuf et l’échanger contre quelques bonbons !

On allait chercher l’eau à la fontaine et on s’éclaboussait.

On s’éclairait à la lampe à pétrole.

On se chauffait avec un poêle à bois, on allait chercher le bois tous ensemble. J’adorais monter aux arbres. Je disais des gros mots, comme un garçon, je me battais avec ma cousine.

Je me souviens, une fois, mon oncle nous poursuivait, on se sauvait en riant, on s’est caché sous le lit, mon oncle a pris les pincettes et les a chauffées au feu. « Sortez de là, disait-il, ou je vous pince ! » On est sorti. Il nous a attachées dos à dos par nos longs cheveux ! On est resté une heure à se débattre pour se libérer !

On montait sur la colline et quand on voyait un trait blanc dans le ciel on disait : « c’est mon papa » « Non, c’est le mien ! » et on se battait !

Je n’échangerais la vie au village contre rien au monde !

Je me souviens une fois, mon père était venu nous voir, il repartait en tracteur jusqu’à Erba pour prendre le bus pour Istanbul. Tout le village suivait le tracteur, et moi je suivais aussi et je pleurais, je pleurais !

Une autre fois, je suis tombée dans la fosse à purin et j’ai bien failli m’y noyer. Quand ma mère s’est rendue compte que je n’étais plus en train de chantonner derrière elle, je n’avais plus que la tête qui dépassait ! J’avais quoi, six ans ! On m’a lavée plutôt deux fois qu’une dans une grande cuvette dehors !

Un jour mon oncle a ramené un magnétophone, on n’avait jamais vu ça. On a écouté la cassette des centaines de fois. Elle racontait une histoire terrible qui nous faisait pleurer, on ne s’en lassait pas.

En 77, mon père est venu nous chercher. On est parti avec ma mère et mes sœurs. Ma mère était enceinte, presque à terme. On a dû attendre qu’elle accouche pour prendre l’avion. On est resté 42 jours à attendre à Istanbul, chez ma tante. Elle travaillait dans une usine de bagues, alors elle nous en rapportait le soir, pour nous faire plaisir. Ma petite sœur est née enfin. On a attendu encore une semaine ou deux, que maman se rétablisse, et puis on a pris l’avion.

On est arrivé à Paris. Je ne m’en souviens pas très bien, mais je me souviens de la maison de Nouzonville. Les murs étaient tapissés, je n’avais jamais vu ça. Il y avait plusieurs chambres, un balcon, des wc avec un siège en porcelaine. Je n’osais pas m’asseoir dessus. J’avais peur de tomber dans le trou, ou que quelque chose en sorte et m’attrape !

Mon père est rentré. Il tenait quelque chose sous son bras.

« C’est quoi, a demandé ma mère, on dirait un fusil ! »

C’est une baguette, a dit mon père. Du pain.

Du pain ? Chez nous, le pain est rond comme la lune et non pas long et pointu comme un fusil !

A l’école c’était dur, je ne comprenais rien. Et puis il y en avait qui nous tapait. Saïd voulait qu’on lui donne des bonbons. Il a fait tomber Nursel par terre et il lui serrait le cou. J’ai eu peur, j’ai appelé la maîtresse mais je ne savais pas comment lui dire, alors j’ai poussé des grognements en faisant le geste d’étrangler quelqu’un. Elle a compris, elle a attrapé Saïd et elle l’a grondé mais j’avais peur qu’à la sortie, il se venge. Le soir on rentrait chez nous en courant pour ne pas se faire taper !

On apprenait le français dans un camion. On nous mettait des écouteurs et on devait répéter des mots. Et puis on nous donnait un peu de monnaie et on allait dire « Bonjour, je voudrais un bonbon s’il vous plaît » et on payait !

C’était étrange ces maisons entassées les unes sur les autres !

La voisine du dessous était méchante. On ne pouvait rien faire, pas courir, pas marcher, même pas tirer la chasse d’eau. Un jour ma mère – elle était enceinte- elle en a eu assez des coups que la voisine donnait dans le plafond. Elle a ouvert la porte, elle a crié. Elle voulait taper la voisine. Après on a été tranquille !

Il y avait aussi une vieille dame qui avait du mal à marcher, Madame Blanco, on l’aidait, on lui portait son sac elle nous donnait quelques centimes, on était contentes ! Et puis Madame Labrousse. Elle nous donnait des jouets comme on n’en avait jamais vus ! Elle était très gentille elle aussi.

Maman, elle a toujours eu un jardin ! On avait des légumes, des fruits…

On retournait en Turquie presque tous les ans. Mon père avait acheté un vieux camion. Comme il ne savait pas conduire, on prenait un chauffeur, on l’emmenait et lui il conduisait. C’était toujours la galère ces voyages ! Une fois on est tombé en panne, on est resté 9 jours au bord de la route, à attendre l’ouverture du garage, et puis l’arrivée de la pièce ! Une autre année on s’est fait voler tous les passeports à Istanbul.

On dormait tous entassés dans le camion. Y’a un chauffeur qu’avait voulu emmener sa femme et une de ses filles. On était serrés, c’était affreux !

Nürsel et Aysel



ALGERIE




Comme un rêve


Je suis née à Semmache, dans la wilaya de Buira, en Khabilie, pas très loin de Tizi Ouzou. Je me suis mariée à 15 ans.

La famille est venue de tout le pays en voiture pour le mariage. Il y avait au moins 11 voitures. Une femme m’a portée de ma maison jusqu’à la voiture pour aller chez mon mari parce qu’il n’y avait pas de route jusque chez nous.

Areski, avait 23 ans. Il était de M’chedellah mais tout le village avait été brûlé pendant la guerre, et la population avait été déplacée vers El Adjiba. C’est là qu’il habitait avec ses parents.

Il est parti travailler en France six mois après le mariage. Il s’est inscrit au village sur une liste d’émigration, et il est parti. J’étais enceinte. Je suis restée chez mes beaux-parents, avec mes beaux-frères et mes belles-sœurs.. J’ai eu une petite fille qui est morte deux ans plus tard. Mon mari venait chaque année en été. Et il repartait. J’ai eu encore trois filles. Saliha est née en 76, Kahina en 81 et Nadia en 84… Mon mari nous envoyait de l’argent. Les filles grandissaient, une des sœurs d’Areski s’est mariée, son frère est allé travailler en France… Mon mari voulait que nous allions le rejoindre mais mes beaux-parents ne voulaient pas nous laisser partir. Son père ne voulait pas me faire les papiers. Alors, juste après la naissance de mon fils, je suis retournée chez mes parents, et c’est mon frère Salah qui s’est occupé des papiers.

Trois mois plus tard, on est parti pour Alger à deux voitures, avec mon frère, un cousin qui conduisait et son frère qui tenait la petite et Nabil qui dormait dans mes bras.

Pas de chance, il faisait rouge partout ce jour-là. Le vent, le sable… Et quand on est arrivé, on a été refoulé à la douane. Mon mari s’était trompé, il devait envoyer un papier au consulat et il l’avait envoyé à la mairie ou quelque chose comme ça. Enfin ce qui est sûr c’est qu’on a dû faire demi-tour. On avait peur qu’il n’y ait plus personne heureusement mon frère était toujours là. On est rentré. On est arrivé au village à une heure du matin. Il commençait à faire frais, c’était le mois de septembre. On a trouvé ma mère en larmes. Quand elle nous a vu revenir, elle ne savait pas si elle était triste ou contente !

On a dû attendre presque un mois les papiers, et puis on est reparti, toujours à deux voitures. C’est mon grand frère, celui qui était maître d’école qui a rempli tous les papiers, et mon autre frère Shérif nous a accompagnés en France. Et cette fois on a pu monter dans l’avion !

J’avais tellement pleuré de quitter mes parents, j’avais le visage tout gonflé, les yeux tout rouges !

Mon mari nous attendait à l’aéroport. On a pris un taxi jusqu’à la gare à Paris, avec les bagages, les enfants sur les genoux. Moi je portais toujours Nabil. Il était lourd ! Il tétait tout le temps.

Et puis on est arrivé à Charleville. Mon mari avait laissé la voiture à la gare. On est monté dedans.

Kahina regardait le HLM avec toutes ces lumières, toutes ces fenêtres les unes sur les autres. Elle n’en revenait pas. L’avion, l’électricité… C’était comme un rêve pour elle.

Nadia ne se souvient que d’une chose : la piqûre qu’on lui a faite en arrivant à l’aéroport à Paris. Avec un gros tube comme ça !

Moi j’étais épuisée, je n’en pouvais plus de porter Nabil, Nadia s’accrochait à mes jambes, dès que je posais Nabil, il fallait que je la prenne ! J’avais mal au dos, mal partout mais j’étais si contente ! Mon mari avait tout préparé, tout neuf, les chambres pour les enfants, les lits, les couvertures, tout neufs !

Un soir, c’était tout juste trois mois après mon arrivée, on a entendu frapper. Mon mari est allé voir. C’était son père !

« C’est moi, je suis là ! a-t-il dit. Tu crois que c’est si loin que ça ! »

Après il est revenu avec ma belle-mère, ils sont restés chez nous longtemps.

Au début, c’était difficile, je ne connaissais personne, je ne savais pas un mot de français…Mon frère est reparti au bout de trois semaines. La première fois que j’ai emmené Nadia à l’école je me suis perdue sur le chemin du retour !

Mon mari me disait « Il faut que tu ailles acheter le pain. Tu dis « Deux baguettes s’il vous plaît » mais quand j’arrivais à la camionnette je ne savais plus, alors je montrais avec mes doigts : deux ! Et puis je donnais le porte-monnaie à la boulangère. Elle me disait « Deux baguettes, ça fait … » Elle me montrait les sous, elle me faisait répéter. Elle était très gentille.

J’ai appris petit à petit avec les copines.

Ma première copine, ça a été Laurence. Son mari travaillait à l’usine avec le mien. Ils sont venus manger le couscous à la maison. Elle est venue me voir. Elle m’a emmenée à l’atelier couture…

Un jour une voisine est venue et m’a demandé un oignon. Un nognion ? Je ne savais pas ce que c’était, j’ai dit non, j’en ai pas. Elle a insisté. J’ai dit, je ne sais pas…. On est allé dans la cuisine, elle m’a dit : c’est ça ! Regarde. Moi je connaissais les zognons, pas les nognions !!!

C’est comme le camion de pommes de terre, je voyais tout le monde descendre acheter des pommes de terre, moi j’étais là à ma fenêtre… je suis descendue ! J’ai montré du doigt…

Après j’ai connu Françoise, c’est elle qui m’a appris à écrire mon nom, mon prénom. Elle m’a appris beaucoup de choses ! Maintenant j’arrive à lire un peu, à écrire, et je parle beaucoup mieux !

Pour les quatre ans de Nabil, on est tous retournés au village pour faire son baptême au pays.

On est resté 25 jours. C’était magnifique. On a fait une vidéo. Mon beau-père était trop fier. Son fils, son petit-fils… on a fait griller deux moutons ! C’était une grande grande fête ! Nabil portait l’habit traditionnel tout blanc. Tout le monde venait lui mettre une pièce dans l’habit. On lui avait fait un petit hamac. On a dansé tous ensemble. Tous réunis. C’était magnifique !

Maintenant ça va, je suis bien ! J’ai eu deux autres filles. Mon mari, il ne fait pas de différence, ses filles, son garçon, il les aime autant les uns que les autres.

J’ai encore beaucoup de famille au pays, des sœurs des frères, des neveux. Mes beaux parents sont morts, mon père aussi. Quand le téléphone sonne j’ai toujours peur… A cause de ma mère. On a fait les fiançailles de Nadia au pays l’été dernier. Mais son mari est venu en France. La famille c’est là-bas, mais les enfants, les petits enfants c’est ici !

Melaïd




TUNISIE


Un, ça suffit !


Je suis venu en France pour la première fois en été 70. Je venais de rater mon bac et je suis parti avec mon prof d’histoire géo pour encadrer des centres de vacances dans le cadre d’une convention France-Tunisie. On est allé en voiture jusqu’à Marseille, là il a rejoint de la famille. Moi, j’ai pris le train parce qu’ils étaient trop nombreux, et eux sont montés en voiture avec les bagages. Je suis arrivé le premier chez les parents, à Rethel. Mon prof m’avait fait un plan pour changer de gare à Paris. Je n’ai pas eu de problème !

Après ils sont arrivés et on a préparé la colo de Saint Nicolas.

Au départ, je voulais entrer dans la gendarmerie, j’avais fait les papiers et quand je suis revenu chez moi, à Zarzi, j’étais accepté à l’école de gendarmerie, mais cet été-là, je m’étais fait des amis à les Hautes-Rivières. C’étaient les parents de certains enfants du groupe. Ils m’avaient invité un week end. On avait sympathisé. Ils m’avaient dit qu’ils pouvaient m’aider à trouver du travail en France alors j’ai laissé tomber la gendarmerie.

Il a fallu attendre le contrat, l’envoyer à l’office d’immigration ; attendre qu’il le renvoie à l’office d’émigration en Tunisie. Aller à Tunis passer la visite médicale. Il y en avait pour une bonne journée en bus de Tunis à chez nous.

En attendant, j’ai fait un peu de tout : menuiserie, maçonnerie… En avril enfin, tout a été réglé et je suis parti. Bien sûr, un salaire français ça allait aider, mais… les parents n’étaient qu’à moitié contents de me voir partir. Ils savaient qu’ils ne verraient grandir leurs petits enfants que de très loin… Quand mon frère a voulu partir à son tour, mon père a dit « Non. Un ça suffit ! »

On était une centaine sur le bateau au départ de Tunis, que des hommes. On s’était rencontrés à l’Office d’Emigration.

Mes amis, ceux que je m’étais fait l’été précédent, m’avaient envoyé des livres sur les Ardennes, des cartes postales. Je parlais bien français. Je n’allais pas en pays inconnu. Je m’étais déjà baladé un peu partout jusqu’en Belgique. J’étais content de revenir.

J’ai commencé à travailler deux jours après mon arrivée, comme contrôleur des forges. J’avais des connaissances théoriques sur les pieds à coulisse et autres instruments de mesure. J’ai logé chez mon ami Jean-Claude, le professeur d’histoire-géo, pendant une semaine et puis j’ai trouvé une maison à louer à la paroisse. J’ai été acheté de la tapisserie. Tous mes amis m’ont aidé à tapisser, et je me suis installé.

A Bogny je ne connaissais personne que l’abbé Jantil, c’est lui qui me louait la maison. Je prenais le car pour aller travailler à les Hautes Rivières, enfin, la navette de l’usine. Je faisais les 2 x 8, six jours par semaine. Y’a eu des tas de chamboulements et puis je suis passé à l’estampage. C’était plus dur mais mieux payé.

Je me rappelle ma première quinzaine. Elle était de 200 francs. Avec ça, j’avais de quoi m’habiller, acheter des casseroles, envoyer de l’argent aux parents, en mettre à la caisse d’épargne. Et je vivais. Je vivais bien ! Maintenant faut tout compter !

Je me suis marié avec une Marocaine de Charleville mais ça n’a pas été. On s’est séparé très vite et je suis resté célibataire jusqu’en 93.

L’été je retournais en Tunisie. Je n’allais pas là-bas faire le riche, je mettais la djellaba, les babouches… Je vivais comme tout le monde !

Un été on est parti à trois voitures, on a fait le tour par le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et puis on est passé en Sicile et on est remonté par l’Italie !

Ça a commencé à devenir plus difficile dans les années 80, avec le chômage.

J’ai voulu rentrer au pays. On est parti par l’Espagne et le Maroc en voiture, comme d’habitude. On s’est arrêté chez mon ami Belilla. J’ai rencontré sa cousine Saadia et on s’est fiancé. C’était en 92 ou 93. On est reparti ensemble vers la Tunisie pour la présenter aux parents et l’épouser. On a traversé l’Algérie, y’avait des barrages partout, la police, les islamistes, des coups de feu. Et puis le couvre-feu ! Enfin on est arrivé en Tunisie.

Je pensais rester au pays, mais je n’avais plus mes repères. Et puis là-bas, tout est compliqué. Il faut faire la queue partout, à la mairie, à la banque, partout !

Mais pour rentrer, quelle galère ! Je n’ai pas pu passer la frontière algéro-marocaine. Impossible, les frontières étaient fermées. J’ai dû faire demi-tour. Taissire est née le 11 décembre 94.

Finalement on est rentré en 95.

J’ai fait trois mois d’intérim. Après il y a eu deux mois de chômage, et puis j’ai fait un essai à la SEFAC et un autre aux Janves, et c’est les Janves qui m’ont engagé. J’y suis toujours. Retraite en 2011. J’espère ! Les dernières années, c’est dur. Avec une hanche foutue…

Depuis mon retour de Tunisie, depuis que je suis marié aussi, et papa – après Taissire il y eu Ouafae, le 4 décembre 99, et Myriam le 22 août 2002 – je suis revenu à certaines pratiques religieuses de ma jeunesse. Le Ramadan, les prières. Je ne bois plus d’alcool, je ne mange plus de cochon… Je ne vais pas à la mosquée le vendredi, Charleville, ça fait trop loin, surtout après une journée de fonderie. Les filles, non, elles ne font pas carême, elles feront ce qu’elles voudront quand elles seront majeures.

Mansour Mednini



BELGIQUE




Devait y avoir un aimant !


Je suis née à Haut Fays, un petit village à côté de Gedinne en Belgique.

Mon mari lui, il est né à les Hautes-Rivières, ses parents ont demandé un HLM pour avoir un peu plus de confort, une salle de bains, des toilettes. Ils se sont installés à Bogny.…

On s’est rencontrés au bal, en Belgique. A l’époque il travaillait en France, mais il venait en Belgique pour s’amuser. Y’avait plus d’ambiance. En Belgique, les gens sont plus chaleureux, plus conviviaux. La première fois qu’on s’est rencontrés, c’était en 77, à la grande fête du Haut Fays. On s’est pas revu tout de suite. Mais devait y avoir un aimant ! Il est revenu, on s’est retrouvé le 21 mars 80 au bal de Louette Saint Pierre et on s’est marié un an après. Robert, il travaillait dans la peinture, moi je faisais des casquettes. On a acheté une maison, avec deux payes ça allait.

Michaël est né en 82, Etienne en 84, et Geoffroy en 86. Seulement Robert est retombé au chômage. Il a fallu vendre la maison, on pouvait plus payer les traites.

Alors on est revenu par ici. Bien sûr, on était déçu. On aurait vraiment bien voulu garder la maison ! Geoffroy avait 3 mois, les autres étaient pas bien grands non plus.

Mon beau-frère est venu en camionnette pour chercher les meubles, on les a casés à droite à gauche, chez ma belle-sœur, et on a habité chez mes beaux-parents pendant quelques mois, le temps de trouver quelque chose. On se tenait tous serrés dans une pièce. Ça a duré un an, pas tout à fait. Robert a retrouvé du boulot à l’usine et on s’est installé au 40 rue Victor Hugo, juste en face d’Aymon Lire, d’abord un F4 et puis en 87 Sueva est née et on a eu un F5. Je l’ai appelée Sueva à cause d’une chanson de Gérard Lenormand !

Youri, le dernier, est né en 93. Il vit encore avec nous, Sueva aussi, elle cherche du travail. Elle voulait aller en fac à Reims mais elle a raté son bac deux fois alors… Mickael aussi est au chômage. Il vit avec sa copine, à Deville. Il a fait une formation à les Hautes-Rivières. Ils ont dit qu’ils le rappelleraient. Il attend. Etienne il travaille à FMC et Geoffroy, il fait une formation à Charleville. Il a deux petits, Steven qui a dix-huit mois et Nico qui vient d’avoir 8 mois.

L’usine c’est dur mais y’a que ça. Moi aussi j’ai cherché du travail mais ils m’ont dit que c’était plutôt la place du papa. Au début je me souviens j’avais du mal avec l’argent, c’étaient pas les euros, je me mélangeais. Et puis je disais septante, nonante. Les gens ici, y comprenaient pas. Et puis c’est pas les mêmes habitudes. Ici on mange d’abord la viande, et puis après les frites. Chez nous, on mélange tout ! Mais c’est surtout la maison qu’on regrettait !

Robert, il est à nouveau au chômage depuis un an. 2008. Au début, c’était difficile, les paiements étaient en retard, on pouvait pas payer les factures, et puis avec les indemnités, ça va mieux. Il a envoyé plein de CV mais pour le moment on n’a pas besoin de lui. En attendant, il s’occupe, il va voir sa mère, ses sœurs. Il joue à la pétanque, au foot. Il fait les courses, il regarde la télé.

Moi, j’aime bien les plantes, les oiseaux. Des plantes, j’en ai plein la véranda, et puis des oiseaux dans la chambre du fond, un couple de mandarins. Y’a deux œufs dans le nid. J’ai deux canaris aussi. Le mâle, c’est celui-là, le rose et blanc. J’ai une perruche, son mâle il est mort, faut qu’on en retrouve un. Et un galeopsis, une grande perruche. Y’a le cochon d’Inde aussi et le chien bien sûr !

Et puis depuis deux ans j’ai un petit bout de jardin. C’est le voisin qui me l’a prêté. Je peux faire des légumes des fleurs, j’ai des poules des lapins…Avant c’était un peu monotone, maintenant je peux aller bricoler au jardin, on peut faire un barbecue s’il fait beau. A part l’argent, on est bien.

Jacqueline



ANNEES 80


HOLLANDE


Une petite annonce


J’ai quitté Dongen, une petite ville du sud de la Hollande, près de Breda en 82. J’avais 20 ans. J’ai bourlingué à droite, à gauche, j’ai fait les vendanges en Ardèche, j’ai travaillé comme jeune fille au pair à Aubenas, dans une famille de Hollandais, je suis allée en Angleterre en stop, et puis je suis montée en Ecosse, je suis redescendue à Londres… je suis rentrée à Dongen courant 84.

Je crois que tous les Hollandais sont un peu comme moi, quand on s’en va on a du mal à revenir. J’étais contente de retrouver les amis mais tout me paraissait petit, trop petit. Je ne me plaisais plus… Alors je suis repartie. Pourtant j’étais sur le point d’avoir la clé de mon appartement. J’ai répondu à une petite annonce qui avait soulevé ma curiosité. Quelque chose comme : « Jeune célibataire dynamique cherche femme à tout faire pour donner un coup de main dans auberge et pépinière dans la Nièvre ».

J’ai téléphoné, je suis tombé sur le père. Je ne comprenais rien à ce qu’il me disait. Il m’a passé sa femme. C’est elle qui avait mis l’annonce pour son fils. Ils descendaient le voir en minibus pour la Pentecôte. J’étais la septième qui téléphonait m’a dit la mère, mais ma voix lui a plu, elle m’a proposé de descendre avec eux… Pourquoi pas ?

Ils n’habitaient pas très loin de chez moi, je suis allée dormir chez eux la veille au soir, et on est parti tôt le matin. Il y avait un de leur fils, sa femme et moi.

On est arrivé chez Yann. On a tout de suite eu un bon feeling tous les deux. Je savais qu’il ne pourrait pas me payer grand-chose mais l’aventure me tentait. Une semaine plus tard, deux peut-être, je suis redescendue avec une grosse valise. J’avais gardé les clés de l’appartement où je n’avais jamais habité. Voir comment ça se passe d’ici la fin de l’été, quand même.

C’était vraiment la France profonde, un village de 200 habitants, à peine une dizaine dans le bourg. J’avais fait six ans de français à l’école, et j’avais quoi, six mois de pratique… C’était pas terrible !

Le Yann, tout le monde le connaissait. J’étais pas la première à tenter l’aventure. Il y en avait eu d’autres avant moi qui étaient restées un mois deux mois. Six à tout casser.

Derrière mon dos, on disait « Tiens, elle est encore là, la grande »

J’étais encore là !

Mais financièrement, ça marchait pas très bien notre affaire, au fin fond de notre trou ! J’avais pas de fiches de paye, bien sûr, pas de paye non plus d’ailleurs, pas de carte de séjour… De temps en temps la gendarmerie venait me demander : Alors, ces papiers ? C’est en cours je disais !

Un jour, y’en a un qui s’est fâché. Quoi, je lui ai dit, vous voulez me mettre les menottes et me ramener en Hollande, c’est ça. Et bien allez-y ! C’est en cours je vous dis !

Ils ne m’ont plus jamais rien demandé !

On a cherché à se rapprocher des grands axes. J’ai voulu monter à Paris pour gagner un peu plus, m’inscrire dans une agence intérimaire, mais sans carte de séjour, pas de permis de travail, et sans travail, pas de carte. On a pris un gîte rural dans l’Aisne. J’ai travaillé comme réceptionniste dans un hôtel à Reims, lui il avait trouvé quelque chose dans l’horticulture, et puis avec l’été on a dû quitter le gîte.

Yann a trouvé une maison à louer dans les Ardennes, à Bogny sur Meuse, alors on est venu s’installer là.

Au début je ne me suis pas trop plu.

La première fois que je suis revenue de Charleville en voiture, je ne retrouvais plus la maison. Je demandais à tout le monde la rue de la queue des prés.

–  Vous cherchez qui ?

– Je ne cherche personne, je cherche juste ma maison ».

Dans la Nièvre, on connaissait tout le monde, les gens nous avaient acceptés tout de suite, y’avait plus d’entraide, plus de convivialité. Ici, on « beuque » derrière la fenêtre. On guette, on se méfie… Nous, on est allés à la rencontre des gens mais c’était pas gagné !

On avait tout laissé derrière nous. On a recommencé à zéro. En arrivant, c’était en juillet 91, j’ai fait une formation de secrétaire de direction, mais le secrétariat c’est pas mon truc. C’est trop administratif, moi je préfère le relationnel, j’aime bien les contacts… J’ai fait représentante pour une compagnie d’assurances. C’est là que j’ai eu enfin ma carte de séjour. J’ai profité d’un jour où le patron il était joyeux, après deux ou trois whiskys, et j’ai raconté mon problème. J’osais plus en parler de peur de me faire virer ! Avec lui ça a pas fait un pli ! J’ai eu ma carte aussitôt !

Ah, je me souviens, j’ai vendu des photos aériennes aussi !

J’ai eu du mal à m’adapter. Je trouvais les gens bizarres. Ils se parlaient grossièrement, ils s’insultaient. J’avais toujours peur que ça finisse en bagarres. Pourtant j’en avais entendu avec les chasseurs à l’auberge, des crus parfois, mais là… J’étais vraiment surprise de cette violence quotidienne dans les relations.

En revanche, j’aimais bien l’été voir les vieux s’installer sur une chaise devant leur porte, comme autrefois à Amsterdam, pour fumer leur pipe ou jouer aux cartes ! On se mettait sur la terrasse et on buvait un verre de vin blanc. Maintenant c’est fini ça… Les gens se mettent derrière leur maison, plus devant !

J’ai eu ma première fille en 97, et la seconde en 2001. Yann a monté son affaire, il est agent commercial, il fait de l’import-export dans l’horticulture. On a acheté la maison. On est bien.

Helena


Voir du pays


Je viens de Rysbergen, près de Zundert, à 15 kms de Breda.

Je suis arrivé en France en 81, en même temps que Mitterrand !

La Hollande, c’est trop petit, j’avais envie de voir du pays. D’abord je suis parti en Angleterre, c’était pour Noël 80 je crois, je suis allé voir un copain, mais ça ne m’a pas plu. Je suis rentré. Je suis reparti au printemps pour travailler chez un copain de mon père qui avait une propriété dans le sud Morvan, près de Luzy. Pour faire des plantations. Mon arrière grand-père était déjà pépiniériste. Mon grand père, mon père. Moi.

Ça n’a pas duré longtemps, huit ou quinze jours tout juste. Je suis rentré chez mes parents. Reparti dans le Morvan. J’ai travaillé un mois dans une ferme du coin. Au bout d’un mois je parlais assez bien français pour réclamer la paye et partir !

Ensuite j’ai travaillé dans un camping avec un copain. C’était super. J’avais 23 ans, c’était la fête tous les soirs ! J’ai vu qu’ici les arbres se vendaient cinq fois plus cher qu’en Hollande, alors je me suis trouvé un bout de terrain, j’ai fait venir un stock et j’ai planté. J’ai trouvé un logement attenant à un café. J’ai rouvert le café… Je m’en sortais pas tout seul. C’est là qu’Héléna est arrivée. Seulement j’ai pas fait les déclarations, j’y comprenais rien à toute cette paperasse, alors ça a commencé, c’était pénalité sur pénalité…

A la fin on a dû partir. On voulait se rapprocher de la Hollande.

On est resté quelques mois dans un gîte rural. A l’hôtel aussi un moment. Helena avait trouvé un travail à Charleville. Moi je cherchais une maison, j’ai trouvé par petites annonces. On est arrivé dans la cité. C’était un peu bizarre… les gens ne se parlaient pas. Moi je vois un homme passer avec sa brouette, je l’appelle par la fenêtre pour qu’il vienne boire un coup ! Nous on avait l’habitude comme ça, d’aller vers les autres. Les gens étaient un peu surpris. Ils n’étaient pas habitués.

En France, il y a une meilleure qualité de vie. Les gens aiment bien manger, boire un coup. En Hollande c’est toujours la concurrence, il faut avoir une plus grosse voiture que le voisin, une plus belle maison, avec du beau mobilier… Ils mangent sans plaisir, juste pour éviter de mourir. Ils ne savent pas vivre !

Et puis là-bas ma vie était toute tracée, j’en voulais pas !

Jan


ALGERIE


Mon adjointe


Mon père est en France depuis la fin des années 50. Il revient tous les étés. Je vis à Borj Menail, en petite Kabylie, avec mes grands-parents, mes frères et sœurs, les oncles, les cousins… Ma mère va voir son mari en France et elle revient. Elle a eu quatorze enfants, dont sept vivants… Mon grand-père nous surveille de près. Les filles n’ont pas le droit de sortir. Je vais à l’école jusqu’à la septième année. Je suis bonne élève. Je suis timide, timide, timide, et maigre, maigre, maigre !

Je me marie à 17 ans, en 78. Je vais vivre à Esser avec mon mari, pas très loin de chez nous. J’ai trois enfants, deux garçons en 79 et 81, et une fille Nassima née en 82, mais ça ne va plus avec mon mari. C’est moi qui l’ai choisi mais il a changé de caractère… Je retourne chez mes parents avec ma fille. Les garçons restent avec la famille de leur père.

Mon père travaille à la SEFAC, dans les Ardennes. On est en 85. Comme tous les étés il est venu pour le mois d’août. Il repart début septembre. Je suis divorcée. Ma mère reste avec nous en Algérie. En décembre, nous partons toutes les deux en France, pour me changer les idées. Ma fille reste chez nous avec mes sœurs. Je ne peux pas l’emmener car je n’ai pas l’autorisation de son père.

Une de mes sœurs et son mari nous emmènent à l’aéroport, ma mère et moi.

Il fait doux, je porte une petite jupe marron, un chemisier blanc et une veste verte. Dans l’avion je suis malade, je vomis. Je pleure un peu aussi. Etre dans le ciel, comme ça, ça fait drôle !

Mon père nous attend à l’aéroport. On va en taxi jusqu’à la gare de l’Est. La nuit tombe. Je me sens perdue, loin de chez moi, loin de mes enfants. J’ai le cœur gros, la nausée… Dans les rues je vois des hommes, des femmes qui se tiennent par la taille, qui s’embrassent. ça me fait vraiment bizarre ! Ça me choque ! On reprend le train pour Charleville. Je suis tellement fatiguée, surtout je pense à mes enfants que j’ai laissés là-bas.

On arrive enfin à Bogny, directement chez une cousine qui fait la fête pour son mariage. Je me sens mieux, je danse, je me retrouve chez moi ! J’oublie un peu mes soucis. On se couche au petit matin ! C’est dimanche, mon père ne travaille pas.

Je ne suis pas isolée, il y a les cousines, les copines… Je parle un peu français, j’ai appris à l’école.

Il y a un Algérien qui travaille juste en face de chez nous qui m’a remarquée. Il connaît mes parents, mes cousines. Il parle avec mon père, et mes parents l’invitent chez nous en disant : « C’est elle qui décide ! ».

Je me remarie début 86.

Mes enfants me manquent. Je retourne en Algérie en juin, je suis enceinte de quatre ou cinq mois. Je pars toute seule avec mon gros ventre ! Mon mari me rejoint en août, et début septembre, il faut repartir. Je pleure beaucoup en quittant ma fille et mes sœurs. Et mes garçons qui sont avec leur père mais que je peux voir librement.

Najet est née en novembre 86, le 13. Avec la naissance du bébé, j’ai tout de suite été occupée ! Je n’ai pas oublié mes enfants mais j’ai partagé mon cœur entre la France et l’Algérie!

J’ai eu cinq autres filles en France.

Il y en a deux qui sont en fac à Reims. La troisième a son bac, la quatrième est au lycée à Charleville, la cinquième en collège à Bogny. Et la petite à l’école primaire…

J’ai fait venir Nassima aussi, dès qu’elle a eu ses 18 ans. Son père ne voulait pas la laisser partir ; il a fallu attendre sa majorité. Elle avait fait coiffure en Algérie. Elle est venue en 2000, l’année de naissance de ma dernière ! Ici elle a fait vendeuse. Elle s’est mariée en 2007 avec un Algérien qui travaille comme manutentionnaire chez Conforama.

Mon mari touche sa retraite. Avec les allocations, tout ça, on s’en sort mais on a eu du malheur !

On venait de signer pour acheter ici, c’était un ancien café, y’avait tout à faire, les fenêtres, la salle de bains, tout… Et puis mon mari a eu un accident en allant à son boulot, mais comme il avait fait un détour pour passer au Tabac, on n’a pas considéré son accident comme accident du trajet !

Mon mari était dans le coma, mais il a quand même fallu rendre les clés du HLM et déménager avec les petites parce qu’on avait signé ! J’étais enceinte de ma dernière fille.

Heureusement tout le monde nous a aidées. Mireille m’a apporté le poêle à bois qui est encore là. On dormait toutes sur le même matelas par terre, mes filles et moi…

Après mon mari est revenu. Il n’avait plus de travail. Pas de pension d’invalidité car il n’était pas de nationalité française… La misère ! Mireille m’a beaucoup aidée ! Par la parole aussi. J’avais fait de la lecture de l’écriture avec elle, je l’accompagnais partout. D’ailleurs elle me dit toujours « Tu es mon adjointe, hein ! »

Ourida

ANNEES 90

ALGERIE


Sauver les enfants du marasme


J’avais une très bonne situation à Tizi-Ouzou, la capitale de la Kabylie, en Algérie, je ne suis pas parti pour des raisons économiques. Je suis parti pour sauver mes enfants du marasme politico-religieux dans lequel sombrait l’Algérie.

Je suis né en 51, en Algérie française. Mon père a fait la première et la deuxième guerre comme soldat français. J’ai fait mes études à l’école française et après trois ans de formation, je suis devenu prothésiste dentaire. J’étais gérant d’un labo. Je suis devenu algérien de fait en 62. J’allais en France en vacances. Mon frère aîné travaillait à Revin depuis 58.

Ourdia est née en Algérie en 59. Elle est arrivée en France en 1967.

- Nous avons débarqué à Marseille ma famille et moi et nous avons passé environ un mois dans un espèce de hangar près du port, puis on s’est retrouvé pendant huit mois dans des baraques en bois, avec quelques centaines de réfugiés, dans un camp clôturé. J’allais à l’école dans le camp. On ne pouvait pas en sortir. Mon père travaillait comme bûcheron. Il avait un copain qui avait entendu dire qu’on recherchait des ouvriers à Monthermé. Il a fait une demande et c’est comme ça qu’on est monté dans les Ardennes. On est retourné en Algérie avec ma mère de temps en temps. Une fois, mon père a voulu venir avec nous, il a été arrêté mais on l’a relâché rapidement et on l’a laissé rentrer en France.

- J’ai rencontré Ourdia pour la première fois en 76. A un mariage. Elle habitait en France avec sa famille. Elle était venue pour les vacances. Je commençais juste à travailler comme prothésiste. Je l’ai revue deux ans plus tard, et en septembre de cette année là, nous nous sommes mariées et elle est restée à Tizi-Ouzou.

Samy est né en 79, puis est venu Idir en 84, et Mayès en 91, mais la situation sociale avait commencé à se dégrader sérieusement. On ne pouvait plus sortir comme on voulait. Tout le monde avait peur, restait enfermé dès la tombée de la nuit. Les femmes qui ne portaient pas de voile se faisaient agresser. On entendait parler de cadavres retrouvés au petit matin, d’attentats. La situation a encore empiré. On voyait passer des chars devant nos fenêtres. Toutes les nuits on entendait des coups de feu. Une fois, les tirs étaient si proches que Ourdia et les enfants se sont couchés par terre pour éviter les balles dans la maison. Plus de baignades. Plus de sorties en famille, même dans la journée. La vie était devenue vraiment invivable pour nous.

- Le matin, mon mari partait travailler, je restais seule à la maison avec les enfants. J’avais toujours peur qu’il ne revienne pas. Il y avait des barrages partout. Un soir, au mois de mai, l’année scolaire n’était même pas achevée, il est rentré avec des billets d’avion pour nous quatre. Trois jours après, nous avons décollé d’Alger avec une valise chacun. Mayès avait trois ans. Je ne voulais pas laisser mon mari, mais je ne pouvais plus rester ainsi. On a atterri à Orly. De là, on a pris un taxi pour la gare de l’Est, et nous sommes allés à Charleville, puis à Bogny où habitaient mes parents.

Madjid est resté encore quelques mois pour passer le relais du labo à son frère. Il nous a rejoints en septembre 94.

  • C’est là que commence une autre galère ! La France, je connais, j’y suis déjà venu en vacances, je parle parfaitement français. Pour les papiers, je n’ai pas eu trop de mal, j’étais né français, marié avec une française. J’ai quand même été convoqué à la Police Judiciaire pour une petite enquête de motivation : pourquoi j’avais quitté l’Algérie, pourquoi je voulais prendre la nationalité française… Mais pour trouver du travail dans ma branche, alors là ! Je suis trop vieux, trop expérimenté. Les patrons de labo préfèrent engager quelqu’un de plus jeune qui leur coûtera moins cher et qu’ils pourront former à leur façon. Je visite tous les jours toutes les agences de l’emploi. Je suis prêt à accepter un salaire moindre mais cela ne suffit pas. J’ai cherché du boulot jusqu’à Paris, mais en vain. J’ai dû renoncer à mon métier. Repartir à zéro. J’ai d’abord travaillé comme intérimaire dans deux entreprises. La première, c’était vraiment le bagne. Et puis j’ai pu faire un stage dans l’industrie grâce à la Plateforme Industrielle. J’ai suivi une formation en alternance, et à l’issue de la formation, je suis retourné voir le patron plusieurs fois pour qu’il me trouve un poste. Il a fini par m’engager mais il m’a demandé d’être polyvalent. C’était en octobre 96. Aujourd’hui, en juin 2009, je travaille toujours dans cette usine où je suis devenu responsable du « parc à matière ».

  • Au début, nous habitions chez mes parents, et puis en 95 j’ai trouvé une maison à louer, j’ai commencé à racheter quelques meubles. On n’avait plus rien en arrivant, on avait dû tout laisser là-bas, mais cette année-là a eu lieu une terrible inondation. L’eau est montée jusqu’à 1m80. Les enfants étaient chez mes parents Nous sommes restés coincés, Madjid et moi, dans la chambre du haut. Les pompiers sont venus nous repêcher en barque. Nous n’avions même pas d’assurances… J’ai pensé que nous étions vraiment maudits !

Une fois encore il a fallu recommencer !

Samy a maintenant la trentaine, il est charpentier métallique et il a rejoint le sud où vit une de ses tantes. Idir a 25 ans. Il un CAP de maçon, et lui aussi est parti vivre au soleil. Il a fait un voyage en Thaïlande et on peut le voir – lui dont le nom signifie jeune fauve - sourire sur la photo, un jeune tigre dans les bras, dans un parc animalier !

Mayès passe cette année son bac français. Madjid est retourné en Algérie pour la première fois, pour l’enterrement de son frère. Le soleil de juin éclaire la terrasse où nous bavardons.

Madjid et Ourdia


Il y a aussi tous ceux qui n’ont pas pu parler, parce que la mort les avait déjà emportés, parce que la souffrance avait été trop grande pour eux, trop lourde. Elle les avait écrasés et de leur misère passée et souvent encore présente, ils n’avaient pas envie de se souvenir.

Tous ceux qui n’ont pas eu la chance, le courage, la force de s’en sortir, tous ceux qui préfèrent oublier et qui aujourd’hui ont préféré se taire.




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