La Tillandsias


Pour Roch et Florie.

Mardi j'étais à Brest pour des ateliers d'écriture. Le matin après le petit déjeuner à l'hôtel j'ai voulu taper les textes de la veille au soir mais mon ordinateur n'avait pas bien supporté le voyage. L'écran était illisible, il s'étirait en rayures électriques vibrant de la plus inquiétante façon, un mauvais contact à l'évidence, quelque chose entre le clavier et lui qui ne passait plus. Tout ce que je pouvais espérer en insistant, c'était de tout griller
Rien d'autre à faire jusqu'à midi que d'aller faire un tour en ville. Il faisait beau et la perspective n'était pas désagréable.
Je refermai mon sac, le laissai à la réception et remontai vers la place de la République. Un marché de Noël était installé sous la Mairie. Les petites cabanes de bois commençaient tout juste à s'ouvrir. Il n'y avait pas encore grand monde, le vent ne venait pas jusqu'ici. Il flottait dans l'air une odeur de café. Je traînais un peu entre les bonnets de laine, les bijoux en ambre garanti, les miroirs et les pots de miel. Je me laissais attirer par un étalage de plantes étranges, petites créatures pendues ou grimpantes, accrochées à un caillou, un coquillage, rien, qui lançaient en toutes directions des bras éperdus. La jeune vendeuse m'expliqua que les tillandias poussent sans terre, elles vivent de l'air, ou plutôt de l'eau du temps. C'est pourquoi on les appelle aussi des " filles de l'air ". Ce ne sont pas des parasites, elles ne pompent pas le mur ou l'écorce auxquels elles s'enracinent. Elles s'y accrochent seulement.
C'était vraiment idiot d'acheter une plante ici, qu'il faudrait rapporter en train et en métro ce soir à Paris, mais je n'en avais jamais vu ailleurs, et il y avait en elles quelque chose qui m'attirait irrésistiblement.
J'hésitai longuement avant de choisir " ma " tillandsias. On renonça à l'emballer dans un carton sans lumière. On se contenta de la protéger avec un petit morceau de plastique à bulles et je repartis avec à bout de bras ma fille de l'air dans un petit sachet blanc.
Je glissai dans le sachet le minuscule paquet dans lequel le vendeur avait emballé la marionnette à doigt qui ferait peut-être rire mon petit-fils dans quelques mois, quand il serait né. J'achetai encore des tasses, des piques à cheveux, une lanterne de papier, un carnet en bambou… tout cela alourdirait un peu mon sac et voilà tout !
Je vous passe le reste de la journée, une belle journée bretonne : la rue de Siam, la pointe de Camaret, et la découverte avec les enfants des albums colorés à la bibliothèque de Crozon, le buffet de la gare.
J'abrège aussi les 4h 30 de retour, durant lesquelles je me penchais plusieurs fois sur ma petite tillandsias soigneusement rangée sous mon siège pour ne pas être piétinée, renversée, écrasée…
Enfin nous arrivons gare Montparnasse, il est 23h10. Tout le monde se lève on se rhabille, on se presse les uns derrière les autres dans le couloir, les portes s'ouvrent. Quelques heureux voyageurs sont attendus. Il fait froid mais sans plus et je préfère passer par l'extérieur pour rejoindre l'entrée du métro, côté porte de Clignancourt, en traînant mon sac à roulettes qui résiste de tout son poids.
Arrivée en bas des marches, je sors un ticket et soudain, illumination : j'ai oublié ma plante sous le siège !
Le sac inerte à mes pieds attend ma décision. Le couloir est là, avec ma chambre tout au bout. Ma tillandsias, elle, doit être encore sous le siège… Avec le petit paquet coloré pour l'enfant à venir…
Si au moins je pouvais laisser mon sac quelque part, mais avec le plan Vigie Pirate, l'employé de la RATP n'acceptera jamais de le mettre sous son guichet ! J'essaye quand même... " Pas de problème ", me répond-il aussitôt, repoussant d'un sourire amical mon geste pour ouvrir mon sac " Allez-y, je le mets là ! " me dit-il et il referme la porte du comptoir. Je repars. Je suis sûre qu'il y a presque un kilomètre entre la gare et l'entrée du métro ! Je croise le même SDF que tout à l'heure, assis sur une marche qui m'a salué d'un aimable " Qu'elle est belle ! ", la queue devant le Calypso s'est allongée, la gare est presque déserte. Il n'y a plus qu'un train au départ pour Chartres à 0h30, et puis ça repart vers 4h30… Sur la voie 5, mon TGV est là, mais les portes sont fermées. Je repère un homme, un Africain qui fait je ne sais quoi derrière un poste d'accueil fermé. Il ne peut rien faire pour moi. Il m'envoie à l'autre bout de la gare où reste un accueil ouvert. J'explique mon problème : " Brest, 23H10, voie 2… il est en cours de nettoyage, allez voir, me dit-on " Voie 2 ? Je me suis donc trompée de voie tout à l'heure, je retraverse la gare. En effet, voie 2 les portes du TGV sont ouvertes, je retrouve rapidement ma place… vide, nette, pas trace de sachet de plastique, ni du journal que j'avais abandonnée pour le prochain voyageur…
Déçue, je ressors sur le quai désert. J'aperçois sur un autre quai un homme juché sur un engin roulant qui semble assuré le ramassage d'un autre TGV… je me presse à sa rencontre, l'appelle au moment ou l'engin s'apprête à redémarrer pour s'éloigner vers les wagons de queue. Il me voit, m'attend, j'expose à nouveau mon souci. Il me renvoie avec gentillesse vers son collègue " dans les premiers wagons ". Je remonte plusieurs wagons vides et trouve enfin quelqu'un. C'est bien l'homme qui est passé voie 2. Il se souvient même de ma petite plante dans son sachet de plastique blanc… il l'a jetée… il l'a pris pour une plante sèche, il n'a pas bien regardé, il doit aller vite. Il est navré pour moi. Bien qu'il n'ait pas le temps de s'arrêter, il descend quand même pour tenter de retrouver le grand sac poubelle dans lequel il a jeté ma petite plante aux bras éperdus, là-bas, dans l'engin qui s'éloigne.
" Abdallah ! " Abdallah s'arrête, nous attend, nous marchons vite le long du TGV inerte, nous arrivons enfin à la hauteur d'Abdallah. Mon homme examine d'un œil expert les sacs- deux ou trois à peine…
" Il n'y est plus ", me dit-il. " Tu as vidé le chariot ? demande-t-il à son collègue. Abdallah confirme. L'homme a un geste d'impuissance, tous deux partagent ma déception. Mais ils doivent reprendre le boulot, pas le temps de traîner. Nous remontons le train tandis que le chariot roule dans l'autre sens. " Allez-voir là-bas, derrière… peut-être vous trouverez ! Je suis désolée, je dois continuer, je ne peux pas vous accompagner ! J'ai beaucoup de travail". L'homme disparaît dans le wagon. La gare est déserte, c'est étrange de la voir comme ça. Derrière les voies, de grandes bandes de plastique blanc opaque forment une espèce de rideaux, derrière de grands containers de poubelles, énormes. Des sacs poubelles transparents s'entassent sur le côté. Trois ou quatre hommes, des Africains encore, en uniformes verts d'agents d'entretien me regardent arriver avec étonnement. J'explique une fois de plus mon histoire, la petite plante, le sac sous le siège… les hommes m'invitent courtoisement à regarder dans les grands sacs transparents pleins de journaux, de bouteilles vides, de papiers froissés, d'épluchures d'oranges et de je ne sais quoi encore, si je vois mon petit sachet… je renonce presque tout de suite à une quête aussi vaine. Comment la retrouver, elle est perdue de toutes façons, écrasée quelque part au milieu de ces énormes sacs, irrécupérable…
Soudain un des hommes brandit un sachet blanc : " C'est ça ? " C'est ça ! C'est elle, à l'abri dans son nid à bulles, même pas abîmée, et entre ses bras, si je puis dire, le petit paquet coloré, minuscule, que j'extrais : " Ca c'est un cadeau pour mon petit-fils qui n'est pas encore né ! " L'homme qui a retrouvé ma tillandsias, vide la pochette des épluchures de mandarine qui s'y était glissées et y remet soigneusement la petite plante avant de me la tendre. Ils m'entourent chaleureusement, mes quatre hommes noirs, mes rois-mages, si contents pour moi !
Je leur serre la main, chacun, avec émotion.
Ils me regardent partir. Je brandis mon sachet de très loin vers Abdallah. " Je l'ai retrouvé ! " Je n'ai pas le courage de parcourir tous les wagons à la recherche du premier agent d'entretien.
Je croise un autre chariot en route, au volant l'homme noir m'apostrophe : " Alors ? " " Je l'ai retrouvée ! "
Il n'y a plus qu'eux dans la gare déserte, les agents d'entretien, des anges noirs et ignorés qui passent derrière notre grande agitation destructrice, et qui rendent chaque jour ou plutôt chaque nuit à notre monde un peu de virginité.
Devant le Calypso, la file d'attente s'est encore allongée. La grande horloge de la gare marque un peu plus de minuit. Le SDF est toujours assis sur la même marche, il m'a reconnue, il me salue avec enthousiasme. Je récupère mon sac en remerciant beaucoup l'employé de la RATP…
La fille de l'air d'une main et mon sac récalcitrant de l'autre, j'enfile le couloir de métro.

 

Brest-Paris décembre 2006

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