Chapitre
1
Layla habitait depuis un mois au troisième
et dernier étage d'un petit immeuble délabré quand, un matin,
elle vit un bébé posé devant sa porte.
Pas un bébé
chat ou un bébé chien, non, un vrai bébé, rose et
chauve, avec une bouche en coeur, qui dormait paisiblement sur son paillasson.
Elle enjamba avec précaution la petite chose endormie et se pencha sur
la rampe de l'escalier. Il n'y avait personne, pas un chat, bien sûr, mais
pas le moindre humain non plus, ni homme ni femme. Elle se retourna vers le bébé
endormi et se sentit brusquement très seule. Que faire ?
Elle ne se
voyait pas très bien sonner chez les voisins avec le bébé
dans les bras et demander :
- J'ai trouvé ça sur mon paillasson,
ce n'est pas à vous par hasard ?
Elle n'avait encore jamais croisé
les voisins. Il est vrai qu'elle ne passait dans les couloirs qu'en coup de vent,
toujours pressée, toujours en retard. Si seulement elle habitait encore
chez ses parents, il suffirait de coller la chose entre les bras de sa mère
et celle-ci saurait bien se débrouiller, mais là, il n'y avait personne
pour lui venir en aide.
A ce moment-là, un léger bruit se produisit
du côté de "ça". Une sorte de "Beubeu..."
ou de "Heuheu", enfin quelque chose de difficile à transcrire
exactement, mais dont la signification ne pouvait échapper à personne
: le bébé était en train de se réveiller. Affolée,
Layla se retourna vers le petit paquet enroulé dans une couverture blanche.
L'idée de le poser sur le paillasson d'en face et de refermer sa porte
la traversa, mais il n'y avait pas de paillasson en face. L'enfant avait ouvert
les yeux et semblait la regarder avec gravité. "Que vas-tu faire de
moi ?" demandaient les yeux bruns, sans sourire ni pleurer. Ils se contemplèrent
ainsi un moment qui parut durer une éternité.
Avec ses cheveux
rouges en pétard, son blouson de cuir noir, son percing au nombril et ses
quarante-quatre kilos et demi, Layla n'avait pas vraiment le profil de la maman
idéale.
Et encore moins la vocation, se dit-elle en détournant
les yeux.
Elle claqua la porte, dégringola l'escalier et enfourcha sa
moto sans se retourner, abandonnant le bébé, les yeux grands ouverts
sur son paillasson. Elle eut du mal à faire démarrer l'engin qui
crachotait comme si l'essence arrivait mal. C'était un peu comme la salive
dans la gorge de Layla, ça ne passait pas très bien. Autour d'elle,
la rue avait son air habituel, des hommes se tapaient bruyamment dans les mains
en signe de retrouvailles, des femmes debout au coin de la rue parlaient à
haute voix, aucun d'entre eux ne semblait avoir posé un bébé
sur un paillasson quelconque. Des enfants jouaient au ballon sur la place, une
ménagère traversa avec son panier plein de légumes. Il y
avait des petits groupes de gens qui bavardaient, stationnés un peu partout
sur les trottoirs. Des noirs, des bruns, en pantalons ou en boubous. C'était
ce qu'on appelle " un quartier animé ", et c'est comme ça
que Layla l'aimait.
Chapitre
2
Layla était encore étudiante en
sort, sortilège et sorcellerie, et si elle se débrouillait bien,
elle n'aurait pas besoin de s'épuiser à rapporter des sacs de course
trop lourds, ni de courir quand elle serait en retard, elle n'aurait qu'à
froncer le nez pour résoudre tous les problèmes. Seulement pour
ça, elle n'avait pas intérêt à louper les examens.,
ni à être en retard pour le cours de transformation. Et les bébés
n'étaient pas au programme. Enfin la moto démarra. Layla faillit
renverser un gamin d'une douzaine d'années qui avait jailli entre deux
voitures à la poursuite de son ballon. Elle avait pourtant l'habitude de
faire attention, elle savait bien que, dans le quartier, les enfants surgissaient
de partout, mais jusqu'à présent, il n'en était jamais poussé
un sur son paillasson. Elle fit une embardée en pensant aux beaux yeux
graves du petit emmailloté, et poursuivit son chemin en s'efforçant
de croire que c'était une illusion
Mais oui, bien sûr,
comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt ! Ce bébé
était une illusion disposée là par la grande Amélie.
Elle avait imaginé ce stratagème pour la déstabiliser ! Cette
peste s'imaginait qu'elle aurait plus de chances de réussir si les autres
en avaient moins ! N'empêche qu'elle avait fait des progrès, parce
que franchement, son illusion, chapeau !
Rassérénée,
Layla poursuivit son chemin. Elle se faufilait habilement entre les voitures,
les autobus, les camions, les bicyclettes, les rollers, et atteignit enfin la
clairière invisible en bordure du bois de Vincennes où se cachait
l'Université de Sorcellerie.
Un brouhaha anxieux régnait dans
la cour.
" L'épreuve pratique va commencer ", disaient les
unes. " Elle est déjà commencée ", prétendaient
les autres.
Les étudiants redoutaient cette épreuve plus que
toutes les autres. Personne ne savait en quoi elle consistait exactement, puisque,
réussie ou ratée, on l'oubliait aussitôt passée. Les
Grandes Maîtresses en assuraient le bon déroulement, elles la réinventaient
génération après génération et elles étaient
les seules à en savoir quelque chose. Layla serait-elle un jour une Grande
Maîtresse ? Il n'y en avait qu'une par niveau, mais il fallait d'abord réussir
cette terrible épreuve pratique dont dépendait sa licence. Elle
serait déjà bien contente de l'obtenir. Elle chercha son amie Alice
pour lui demander si elle avait des infos, mais soudain tous les étudiants
disparurent et il ne resta plus sous les arbres qu'une bande d'oiseaux colorés
: le cours de transformation était commencé et Layla sous la forme
d'un beau corbeau aux ailes bleutés s'envola avec les autres.
Une heure
humaine plus tard à peine, Layla avait récupéré son
apparence habituelle - blouson noir, piercing et cheveux rouges compris - et elle
filait sur sa moto pour rentrer chez elle, sans même prendre le temps de
bavarder avec Alice. Elle était sûre que le bébé ne
serait plus sur son paillasson, mais enfin
Chapitre 3
Layla
entendit les pleurs de l'enfant dès le rez-de-chaussée. Elle monta
quatre à quatre les trois étages. Le nourrisson était toujours
allongé sur le paillasson, ses petites jambes sortaient de la couverture
blanche, il serrait des poings minuscules et pleurait. " Bonne Mère
", se dit-elle, est-il possible qu'il ait pleuré ainsi pendant deux
heures ? Illusion ou pas, c'était insupportable !
- Là, là...
je suis là ne pleure plus, dit Layla en le secouant doucement.
Elle
lui tapotait les fesses pour l'apaiser, cela faisait une sorte de "floc,
floc" spongieux. Le bébé hoquetait encore un peu.
- Bon...
je crois que je n'ai pas le choix ! décida-t-elle. Allez hop !
Elle
enroula le bébé dans la couverture blanche, le coinça sous
son bras gauche, et - sérouille, sérouille, désérouille-toi
! - elle rentra chez elle.
- A nous deux maintenant dit-elle en posant l'enfant
sur le canapé, et surtout ne bouge pas.
Elle revint avec une baguette
de pain et un saucisson.
- C'est tout ce que j'ai mais on doit pouvoir s'arranger
!
Elle coupa la baguette en deux, puis - Bricabri et Bricabra - en changea
la moitié en bouillie.
- Et hop, une cuillère pour ton papa,
et hop une cuillère pour ta maman... je me demande où ils sont passés
ces deux-là ! Et hop, une cuillère pour Layla...
Le bébé
avalait toutes les cuillérées qu'on lui tendait avec un bel appétit.
Heureusement que le bol de bouillie était bien plein !
- Et hop, une
cuillère pour les cosmonautes...
Quand il eut tout avalé jusqu'à
la dernière gorgée de bière transformée - Bracabri,
Bracabra - en jus d'orange, Layla entreprit de le changer. C'est là que
les difficultés commencèrent. Malgré tous les Bricabri, Bricabra,
la jeune sorcière ne parvenait pas à changer les couches sales en
couches propres.
- Bon, tant pis ! dit-elle. Tu m'attends encore un peu, je
reviens tout de suite !
Elle redégringola ses trois étages,
fonça à la pharmacie du coin, ouverte 24h sur 24, 7 jours sur 7
comme le signalait un panneau lumineux au dessus de l'entrée, et demanda
un paquet de couches :
- Quel âge ? interrogea le pharmacien.
- Troisième
étage, répondit distraitement Layla.
Interloqué, le pharmacien
demanda :
- Votre bébé, il a quel âge ?
- Mon bébé
? répéta Layla.
- Les couches, c'est bien pour un bébé,
non ?
Le pharmacien la regardait avec inquiétude.
- Oui, oui, bien
sûr, premier âge... ! Euh, non ! Deuxième âge, c'est
ça deuxième âge...
- Il est né quand ? demanda encore
le pharmacien
- Il est né... il est né... Il est né,
c'est tout ! Alors donnez-moi des couches et dépêchez-vous si vous
ne voulez pas que je vous change en crapaud !
- Ah, ces jeunes, vraiment, quelle
insolence, se plaignit une cliente qui attendait son tour.
- Coucouri, coucoura
change-toi en souris ! s'écria Layla, énervée.
La cliente
s'enfuit en poussant des petits cris, et Layla remonta cinq à cinq ses
trois étages.
Chapitre
4
Le bébé gazouillait à quatre
pattes sur le divan, il releva la tête à l'entrée de Layla
et lui fit un grand sourire.
Dans le bain, il, ou plutôt elle, comme
il apparut à Layla quand elle eut dépouillé la bébé
de sa couche sale, multiplia les roucoulades, rires et gloussements variés.
- On dirait que tu te plais ici, petite graine de soleil, murmura Layla, mais
je ne peux pas te garder, tu comprends, les sorcières ne peuvent pas avoir
d'enfants, elles n'ont pas le temps. Et puis, les sorcières, c'est très
vilain. Moi je suis encore une toute jeune sorcière, mais quand je serai
vieille, quand j'aurai le nez et le menton qui se rejoignent, et que mes cheveux
seront gris comme les nuages d'orage, alors, c'est là que tu regretteras
d'avoir choisi une sorcière comme maman... sans compter qu'à l'école,
tout le monde se moquerait de toi. Rends-toi compte : fille de sorcière
!
Après l'avoir soigneusement séchée dans une grande serviette
blanche toute propre, lui avoir mis une couche tout neuve, et un tee-shirt jaune
soleil qui lui descendait jusqu'aux pieds et même un peu plus, Layla coucha
la bébé dans son lit.
- Moto, motus, molisson
Loto, lotus,
lorizon zon zon
chantonnait-elle.
La petite dormait déjà,
son profil délicat se découpait sur le drap, ses longs cils recourbés
semblaient encore sourire.
En réalité,
Layla n'était pas encore une vraie sorcière, elle n'avait même
pas terminé sa licence. Elle pensait à la terrible épreuve
pratique. Avec un bébé, elle risquait de la rater, et puis elle
n'aurait jamais le temps de préparer sa maîtrise et encore moins
son doctorat de sorcellerie. Et Layla avait de l'ambition, elle comptait bien
devenir docteur es sorcellerie, sort et sortilège. Et peut-être un
jour, Grande Maîtresse
De toute façon, cette petite devait
bien venir de quelque part...
Soudain, pendant que Layla, assise au bord de
son lit, réfléchissait tout en mangeant le reste de baguette et
de saucisson non transformé en bouillie, elle entendit un bruit terrible.
Chapitre 5
"Boum
boum boum ! "
Quelqu'un frappait des grands coups à la porte.
Layla
bondit :
- Chuuuut, vous allez réveiller la bébé ! dit-elle
en ouvrant.
- Elle dort ? demanda timidement le géant qui avait failli
défoncer la porte à coup de poing.
- Bien sûr, elle dort
! Mais qui êtes-vous ?
Et sans lui laisser le temps de répondre,
elle enchaîna :
-
une grande brute, ça je le vois bien,
mais qu'est-ce qui vous prend de venir tambouriner comme ça à ma
porte.
Et comme le géant ouvrait la bouche pour répondre, elle
continua :
- Ah, j'y suis, c'est vous qui avez laissé traîner
votre bébé sur mon paillasson depuis ce matin ?
Le géant
se mit à pleurer avec de gros sanglots réguliers, et bientôt
sa chemise fut toute trempée de larmes.
- Arrêtez, arrêtez,
s'exclama Layla. Rentrez, mais arrêtez de pleurer sinon vous allez inonder
la maison.
- Ma fille, ma petite fille... gémissait-il.
Il ne se
calma qu'après avoir vu l'enfant endormie au milieu du lit de Layla.
-
Ah mademoiselle Layla, soupira-t-il, comme vous êtes bonne...
Layla étouffa
un rire. Bonne... ! Elle était une assez bonne sorcière, d'après
ses professeurs, mais de là à dire qu'elle était bonne...
Le
géant continua :
- Il y a longtemps que je vous observe, mademoiselle
Layla. Je vous vois partir avec vos petits cheveux en bataille, tantôt rouge,
tantôt vert, votre percing brillant au nombril et votre blouson noir sur
votre moto... vous êtes si belle...
Layla ne retint plus son irritation.
" Belle et bonne, elle ? " Ce géant commençait à
l'agacer...
- Écoute mon grand, tu ne crois pas que tu commences à
exagérer. D'abord tu abandonnes tes saletés devant ma porte, ensuite
tu menaces la rue d'un nouveau déluge avec tes larmes, et maintenant tu
m'insultes !
- Vous insultez, moi, mademoiselle Layla, mais, mais...
Le
pauvre géant bafouillait. Il se faisait tout petit devant la jeune fille.
- Bon, alors maintenant, tu vas m'expliquer pourquoi tu laisses des colis
piégés devant chez moi...
- Un colis piégé ?
T'appelles
ça comment, toi ? Un bouquet de fleurs ou une boîte de bonbons ?
Non mon vieux, si c'est pour une déclaration d'amour, tu repasseras quand
tu auras perdu dix ans ! Alors maintenant tu vas me faire le plaisir d'embarquer
ton paquet cadeau et d'aller me regarder de l'immeuble d'en face, moi j'ai à
faire !
- Emporter mon bébé ! Ah mademoiselle Layla, vous ne
vous rendez pas compte, c'est impossible ! Je comprends votre, votre...
Le
géant ne savait comment éviter de mettre la jeune fille en colère.
-
votre
euh, surprise
Elle ricana :
- Ma surprise.
C'est ça, une surprise !
Il continua :
- mais si vous saviez... !
Elle
le regarda attentivement, en essayant de se concentrer pour deviner ce que voulait
dire cet encombrant maladroit. Non, elle n'était pas encore au point. Son
prof lui avait bien dit qu'il lui faudrait au moins un an ou deux de travail acharné
pour développer quelques dons élémentaires d'extra lucidité.
Ce n'était pas son fort. En plus, le géant la dévorait des
yeux avec un air béat. Non mais, qu'est-ce qu'il était en train
de s'imaginer, ce grand dadais, qu'elle était amoureuse de lui ?
- Bon,
alors accouche... lui dit-elle brutalement, enfin, je veux dire, explique-toi
!
La petite dormait toujours avec la même expression souriante. Les bavardages
au dessus de son lit ne semblaient pas la gêner le moins du monde.
-
Eh bien voilà, commença le géant, j'ai fait une découverte
épouvantable, monstrueuse, abominable, sa mère... . Il s'interrompit.
Layla
s'impatientait.
- Quoi sa mère ?
- Sa mère...
On aurait
dit qu'il avait peur. Il baissa la voix pour dire :
-
sa mère
est une sorcière...
Layla éclata de rire.
- Une...Ahaahah,
une ahahahaahaha...
Chapitre
6
Layla riait à s'en briser les côtes,
à s'en décrocher la mâchoire
Le géant ne savait
que faire.
- Mais mademoiselle Layla, pourquoi est-ce que vous riez comme
ça, ce n'est pas drôle, pas drôle du tout, vous ne vous rendez
pas compte. Arrêtez de rire, vous allez réveillez la petite !
-
Excusez-moi, c'est nerveux, dit Layla. Une sorcière ! C'est la meilleure!
-
Ça je ne sais pas si c'est la meilleure, dit le géant, mais ce qui
est sûr c'est qu'elle m'a ensorcelé, et que depuis une semaine, elle
s'est évaporée en nous abandonnant, la petite et moi. Je ne savais
plus quoi faire, elle ne voulait plus fermer l'oeil, elle ne voulait rien manger.
Alors, j'ai pensé à vous, je vous voyais tous les jours, si mignonne,
mademoiselle Layla...
- D'abord, cessez de m'appeler mademoiselle Layla, ça
me donne de l'urticaire, et puis allez voir en face si j'y suis, et ne vous inquiétez
plus pour votre fille. Je vous la ramènerai plus tard... quand sa mère
sera revenue...
- Vous croyez qu'elle va revenir ? demanda le géant
plein d'espoir.
- Le contraire m'étonnerait fort ! répondit Layla.
La
FEE, " Fête Estivale Européenne " à laquelle Layla
n'était pas encore admise s'achèverait dans deux jours. Pour rien
au monde, une sorcière digne de ce nom manquerait ce festival, et la mère
de ce bébé avait dû croire que son géant de père
serait capable de s'en occuper. Mais Layla était tranquille, la petite
était si mignonne que, la FEE achevée, rien n'empêcherait
sa mère, aussi sorcière fut-elle, de revenir s'occuper de sa fille.
Le père éploré regardait le tapis comme un boxeur sonné.
Qu'il était drôle, ce grand bêta énamouré.
Tant
pis, pour mon épreuve pratique, se dit la jeune fille, avec un peu de chance
les premiers exercices ne commenceront pas avant la fin de la FEE.
Pourtant
cette épreuve pratique, Layla la redoutait depuis le début de l'année,
et elle s'y préparait autant qu'elle pouvait. Mais allez vous préparer
à quelque chose dont vous ignorez tout ! "Soyez prêtes, leur
répétaient sans cesse les professeurs. L'épreuve peut arriver
n'importe où, n'importe quand. Et n'oubliez pas que votre diplôme
dépend d'elle. La théorie, c'est bien joli, mais si vous ne l'appliquez
pas au bon moment, ça n'a aucun intérêt ! "
Layla
poussa un gros soupir.
Comment une sorcière digne de ce nom avait-elle
pu s'encombrer d'un géant aussi empoté ? se demanda-t-elle. Elle
lui jeta un coup d'oeil, il était vautré sur le divan comme un gros
chien. Il avait l'air heureux maintenant. Il n'était pas vilain au fond,
avec ses cheveux bouclés comme ceux d'un chérubin, et ses yeux verts,
grands comme des lacs de montagne. Mais alors, vraiment, s'étaler chez
elle comme ça, il ne manquait pas de toupet !
Et comme le géant
ne faisait pas mine de se lever, elle avança sur lui du haut de son mètre
cinquante-cinq, plus dix centimètres de cheveux rouges, en criant :
-
Allez, allez, du vent...
Et le géant sortit emporté par la bourrasque.
-
A demain ! dit le géant en partant. Mais Layla ne lui répondit pas.
-
Fille de sorcière ! s'exclama Layla, dos à la porte en regardant
la petite qui venait d'ouvrir les yeux. J'aurais dû m'en douter... bon,
je t'avais prévenue, c'est pas une situation. Mais pour le nez et le menton,
ne t'inquiète pas trop, ça ne viendra pas avant des années
et des années, et les copines d'école, si elles ne sont pas contentes,
on les changera en crapauds.
Le bébé fit un sourire épanoui
à Layla, agrémenté d'un " arreuudiii " tout à
fait ensorcelant. Et Layla, renonçant à son avenir de plus grande
sorcière du monde, eut envie que sa sorcière de mère ne revienne
jamais.
Chapitre
7
Deux jours plus tard, alors que Layla terminait
la toilette de la petite, et qu'elle la tenait encore dans ses bras en inventant
pour elle une langue de fées, on sonna à sa porte : un petit grelot
qui évoquait les clochettes des chèvres dans les montagnes. C'était
d'autant plus étonnant qu'il n'y avait pas de sonnette à la porte
de Layla. Ni sonnette, ni clochette. Elle cria " entrez ", tout en pensant
qu'elle avait tiré le verrou et que son invitation ne risquait pas d'être
suivie. Pourtant la porte s'ouvrit et une brise parfumée entra, en même
temps qu'une délicieuse et frêle jeune femme.
- Bonjour, je m'appelle
Ariel dit-elle en tendant la main à Layla.
Layla aurait laissé
tomber le bébé sur le tapis si Ariel n'avait avancé des bras
nuageux dans lequel la petite fut reçue comme sur un coussin.
- Excusez-moi
je
Layla bafouillait misérablement.
Ariel lui tendit l'enfant.
-
Reprends-la, n'aies pas peur. Tu as très bien réussi l'épreuve.
-
L'épreuve ? répéta Layla.
Elle regarda le nourrisson
qui souriait aux anges.
- Mon épreuve pratique, c'est
elle !
Le
même son de cloche argentin que tout à l'heure se fit entendre. C'était
le rire d'Ariel.
- Elle, tu ne la reconnais pas ? Elle, c'est toi !
Layla
observa le visage rond de la petite, ses yeux malins
Elle avait déjà
vu ses yeux-là quelque part
et cette fossette au menton. Sur une
photo. Une photo d'elle quand elle avait un an.
En un éclair, elle comprit
: elle venait de passer son épreuve pratique, comme dans les contes quand
les princesses rencontrent des fées transformées en vieille femme,
elle s'était rencontrée elle-même
et elle ne s'était
pas abandonnée !
Chapitre
8
Layla se frotta les yeux. Une sonnerie argentine
venait de l'arracher à un rêve profond. Elle se réveilla étonnée
de ne pas être dans sa chambre. Elle se leva en titubant jusqu'à
la cabine de douche-wc-placard-miroir. Une jeune fille la regardait - vingt ans,
fossette au menton, cheveux rouges dressés sur le crâne. Elle se
trouva une bonne tête, se fit un sourire, un clin d'il
Ah voilà,
la mémoire lui revenait. Sa chambre, c'était bien celle-ci maintenant.
Elle ne vivait plus chez ses parents. Elle était grande désormais.
Elle habitait chez elle, dans un vieil immeuble délabré au milieu
d'un quartier coloré, et mieux encore, elle avait rendez-vous ce matin
avec son nouvel amoureux.
Layla sourit aux anges.
Les anges, charmés de son sourire, se manifestèrent sans tarder.
Un à un, ils passèrent, remplissant sa chambre d'un silence admiratif,
tandis qu'elle glissait hors du tee-shirt jaune soleil dans lequel elle avait
dormi et allait sous la douche. Elle se lava la tête à grandes eaux.
- Entre ! cria-t-elle sans se retourner quand des coups lourds ébranlèrent
la porte.
Le géant entra, il avait perdu dix ans, et vingt kilos, au
moins. Il était étudiant en acrobatie, danse et arts et toutes les
petites sorcières de l'université étaient un peu amoureuses
de lui.
- Salut Layla, t'es pas encore prête ? lança-t-il. On
va être en retard pour le comité d'accueil de la FÉE.
-
Je me suis laissée prendre par le temps, répondit Layla à
travers la paroi de la douche, je suis prête dans cinq minutes. Quelle couleur,
mes cheveux, ce matin ? Bleu ?
- Vert ? proposa le garçon.
- Comme
tes yeux ! D'accord, encore un coup de baguette et j'arrive. En attendant, tu
peux mettre un peu d'eau à chanter pour le thé s'il te plaît
?
Sur le corps nu de Layla coulait des diamants d'eau et de lumière.
Le petit éclat de son percing brillait au-dessus de son nombril. Le jeune
géant la regardait à travers la vitre translucide avec un sourire
éclatant.
- Tu sais que tu es à croquer comme ça, lui
dit-il.
L'eau se mit à siffler. Layla sortit une tête verte de
serpent souriant, et tira la langue à l'aspirant ogre. Le soleil se posa
sur sa nuque.
- Tu m'aimeras encore quand je serai coiffée d'un nuage
gris et que mon nez s'efforcera de rejoindre mon menton ? demanda-t-elle.
-
Et toi, m'aimeras-tu quand je ne serai plus qu'un vieil ogre sans appétit
?
- Eh bien, quand je serai grand-mère, je te changerai en loup, répondit
Layla en sortant de la douche enroulée dans une grande serviette vert pâle
assortie à ses cheveux.
En un tour de main, elle se dépouilla
de la serviette et se glissa dans la peau étroite d'un pantalon émeraude.
Elle enfila un maillot noir moulant.
Pudiquement, le jeune géant lui
tournait le dos pour la laisser s'habiller. Il parlait sans la voir :
- Au
fait, j'ai croisé Ariel en montant.
- Ariel ? s'étonna en ressortant
la tête, dans mon escalier
?
- Elle m'a dit que tu avais réussi
ta licence !
Layla resta un instant rêveuse, son petit blouson noir d'une
main, une tasse de thé de l'autre. Elle avait réussi, oui, mais
quand, et comment ?
Elle vida sa tasse de thé, enfila son blouson et
dégringola l'escalier. Elle avait déjà enfourché sa
moto. Son géant préféré claqua la porte derrière
lui en criant :
- Tu aurais pu me le dire quand même !
Avec ses cheveux
verts dressés tout droit sur sa tête, son blouson noir très
court qui laissait passer l'éclat de son piercing et ses quarante-quatre
kilos et demi, Layla avait tout l'air d'une vraie sorcière quand elle cria
:
- Je t'emmène sur mon balai magique ou tu prends le métro
?