La sorcière rock'n roll

 

 

Chapitre 1

Layla habitait depuis un mois au troisième et dernier étage d'un petit immeuble délabré quand, un matin, elle vit un bébé posé devant sa porte.
Pas un bébé chat ou un bébé chien, non, un vrai bébé, rose et chauve, avec une bouche en coeur, qui dormait paisiblement sur son paillasson. Elle enjamba avec précaution la petite chose endormie et se pencha sur la rampe de l'escalier. Il n'y avait personne, pas un chat, bien sûr, mais pas le moindre humain non plus, ni homme ni femme. Elle se retourna vers le bébé endormi et se sentit brusquement très seule. Que faire ?
Elle ne se voyait pas très bien sonner chez les voisins avec le bébé dans les bras et demander :
- J'ai trouvé ça sur mon paillasson, ce n'est pas à vous par hasard ?
Elle n'avait encore jamais croisé les voisins. Il est vrai qu'elle ne passait dans les couloirs qu'en coup de vent, toujours pressée, toujours en retard. Si seulement elle habitait encore chez ses parents, il suffirait de coller la chose entre les bras de sa mère et celle-ci saurait bien se débrouiller, mais là, il n'y avait personne pour lui venir en aide.
A ce moment-là, un léger bruit se produisit du côté de "ça". Une sorte de "Beubeu..." ou de "Heuheu", enfin quelque chose de difficile à transcrire exactement, mais dont la signification ne pouvait échapper à personne : le bébé était en train de se réveiller. Affolée, Layla se retourna vers le petit paquet enroulé dans une couverture blanche. L'idée de le poser sur le paillasson d'en face et de refermer sa porte la traversa, mais il n'y avait pas de paillasson en face. L'enfant avait ouvert les yeux et semblait la regarder avec gravité. "Que vas-tu faire de moi ?" demandaient les yeux bruns, sans sourire ni pleurer. Ils se contemplèrent ainsi un moment qui parut durer une éternité.
Avec ses cheveux rouges en pétard, son blouson de cuir noir, son percing au nombril et ses quarante-quatre kilos et demi, Layla n'avait pas vraiment le profil de la maman idéale.
Et encore moins la vocation, se dit-elle en détournant les yeux.
Elle claqua la porte, dégringola l'escalier et enfourcha sa moto sans se retourner, abandonnant le bébé, les yeux grands ouverts sur son paillasson. Elle eut du mal à faire démarrer l'engin qui crachotait comme si l'essence arrivait mal. C'était un peu comme la salive dans la gorge de Layla, ça ne passait pas très bien. Autour d'elle, la rue avait son air habituel, des hommes se tapaient bruyamment dans les mains en signe de retrouvailles, des femmes debout au coin de la rue parlaient à haute voix, aucun d'entre eux ne semblait avoir posé un bébé sur un paillasson quelconque. Des enfants jouaient au ballon sur la place, une ménagère traversa avec son panier plein de légumes. Il y avait des petits groupes de gens qui bavardaient, stationnés un peu partout sur les trottoirs. Des noirs, des bruns, en pantalons ou en boubous. C'était ce qu'on appelle " un quartier animé ", et c'est comme ça que Layla l'aimait.

 

Chapitre 2

Layla était encore étudiante en sort, sortilège et sorcellerie, et si elle se débrouillait bien, elle n'aurait pas besoin de s'épuiser à rapporter des sacs de course trop lourds, ni de courir quand elle serait en retard, elle n'aurait qu'à froncer le nez pour résoudre tous les problèmes. Seulement pour ça, elle n'avait pas intérêt à louper les examens., ni à être en retard pour le cours de transformation. Et les bébés n'étaient pas au programme. Enfin la moto démarra. Layla faillit renverser un gamin d'une douzaine d'années qui avait jailli entre deux voitures à la poursuite de son ballon. Elle avait pourtant l'habitude de faire attention, elle savait bien que, dans le quartier, les enfants surgissaient de partout, mais jusqu'à présent, il n'en était jamais poussé un sur son paillasson. Elle fit une embardée en pensant aux beaux yeux graves du petit emmailloté, et poursuivit son chemin en s'efforçant de croire que c'était une illusion…
Mais oui, bien sûr, comment n'y avait-elle pas pensé plus tôt ! Ce bébé était une illusion disposée là par la grande Amélie. Elle avait imaginé ce stratagème pour la déstabiliser ! Cette peste s'imaginait qu'elle aurait plus de chances de réussir si les autres en avaient moins ! N'empêche qu'elle avait fait des progrès, parce que franchement, son illusion, chapeau !
Rassérénée, Layla poursuivit son chemin. Elle se faufilait habilement entre les voitures, les autobus, les camions, les bicyclettes, les rollers, et atteignit enfin la clairière invisible en bordure du bois de Vincennes où se cachait l'Université de Sorcellerie.
Un brouhaha anxieux régnait dans la cour.
" L'épreuve pratique va commencer ", disaient les unes. " Elle est déjà commencée ", prétendaient les autres.
Les étudiants redoutaient cette épreuve plus que toutes les autres. Personne ne savait en quoi elle consistait exactement, puisque, réussie ou ratée, on l'oubliait aussitôt passée. Les Grandes Maîtresses en assuraient le bon déroulement, elles la réinventaient génération après génération et elles étaient les seules à en savoir quelque chose. Layla serait-elle un jour une Grande Maîtresse ? Il n'y en avait qu'une par niveau, mais il fallait d'abord réussir cette terrible épreuve pratique dont dépendait sa licence. Elle serait déjà bien contente de l'obtenir. Elle chercha son amie Alice pour lui demander si elle avait des infos, mais soudain tous les étudiants disparurent et il ne resta plus sous les arbres qu'une bande d'oiseaux colorés : le cours de transformation était commencé et Layla sous la forme d'un beau corbeau aux ailes bleutés s'envola avec les autres.
Une heure humaine plus tard à peine, Layla avait récupéré son apparence habituelle - blouson noir, piercing et cheveux rouges compris - et elle filait sur sa moto pour rentrer chez elle, sans même prendre le temps de bavarder avec Alice. Elle était sûre que le bébé ne serait plus sur son paillasson, mais enfin…


Chapitre 3

Layla entendit les pleurs de l'enfant dès le rez-de-chaussée. Elle monta quatre à quatre les trois étages. Le nourrisson était toujours allongé sur le paillasson, ses petites jambes sortaient de la couverture blanche, il serrait des poings minuscules et pleurait. " Bonne Mère ", se dit-elle, est-il possible qu'il ait pleuré ainsi pendant deux heures ? Illusion ou pas, c'était insupportable !
- Là, là... je suis là ne pleure plus, dit Layla en le secouant doucement.
Elle lui tapotait les fesses pour l'apaiser, cela faisait une sorte de "floc, floc" spongieux. Le bébé hoquetait encore un peu.
- Bon... je crois que je n'ai pas le choix ! décida-t-elle. Allez hop !
Elle enroula le bébé dans la couverture blanche, le coinça sous son bras gauche, et - sérouille, sérouille, désérouille-toi ! - elle rentra chez elle.
- A nous deux maintenant dit-elle en posant l'enfant sur le canapé, et surtout ne bouge pas.
Elle revint avec une baguette de pain et un saucisson.
- C'est tout ce que j'ai mais on doit pouvoir s'arranger !
Elle coupa la baguette en deux, puis - Bricabri et Bricabra - en changea la moitié en bouillie.
- Et hop, une cuillère pour ton papa, et hop une cuillère pour ta maman... je me demande où ils sont passés ces deux-là ! Et hop, une cuillère pour Layla...
Le bébé avalait toutes les cuillérées qu'on lui tendait avec un bel appétit. Heureusement que le bol de bouillie était bien plein !
- Et hop, une cuillère pour les cosmonautes...
Quand il eut tout avalé jusqu'à la dernière gorgée de bière transformée - Bracabri, Bracabra - en jus d'orange, Layla entreprit de le changer. C'est là que les difficultés commencèrent. Malgré tous les Bricabri, Bricabra, la jeune sorcière ne parvenait pas à changer les couches sales en couches propres.
- Bon, tant pis ! dit-elle. Tu m'attends encore un peu, je reviens tout de suite !
Elle redégringola ses trois étages, fonça à la pharmacie du coin, ouverte 24h sur 24, 7 jours sur 7 comme le signalait un panneau lumineux au dessus de l'entrée, et demanda un paquet de couches :
- Quel âge ? interrogea le pharmacien.
- Troisième étage, répondit distraitement Layla.
Interloqué, le pharmacien demanda :
- Votre bébé, il a quel âge ?
- Mon bébé ? répéta Layla.
- Les couches, c'est bien pour un bébé, non ?
Le pharmacien la regardait avec inquiétude.
- Oui, oui, bien sûr, premier âge... ! Euh, non ! Deuxième âge, c'est ça deuxième âge...
- Il est né quand ? demanda encore le pharmacien
- Il est né... il est né... Il est né, c'est tout ! Alors donnez-moi des couches et dépêchez-vous si vous ne voulez pas que je vous change en crapaud !
- Ah, ces jeunes, vraiment, quelle insolence, se plaignit une cliente qui attendait son tour.
- Coucouri, coucoura change-toi en souris ! s'écria Layla, énervée.
La cliente s'enfuit en poussant des petits cris, et Layla remonta cinq à cinq ses trois étages.

 

Chapitre 4

Le bébé gazouillait à quatre pattes sur le divan, il releva la tête à l'entrée de Layla et lui fit un grand sourire.
Dans le bain, il, ou plutôt elle, comme il apparut à Layla quand elle eut dépouillé la bébé de sa couche sale, multiplia les roucoulades, rires et gloussements variés.
- On dirait que tu te plais ici, petite graine de soleil, murmura Layla, mais je ne peux pas te garder, tu comprends, les sorcières ne peuvent pas avoir d'enfants, elles n'ont pas le temps. Et puis, les sorcières, c'est très vilain. Moi je suis encore une toute jeune sorcière, mais quand je serai vieille, quand j'aurai le nez et le menton qui se rejoignent, et que mes cheveux seront gris comme les nuages d'orage, alors, c'est là que tu regretteras d'avoir choisi une sorcière comme maman... sans compter qu'à l'école, tout le monde se moquerait de toi. Rends-toi compte : fille de sorcière !
Après l'avoir soigneusement séchée dans une grande serviette blanche toute propre, lui avoir mis une couche tout neuve, et un tee-shirt jaune soleil qui lui descendait jusqu'aux pieds et même un peu plus, Layla coucha la bébé dans son lit.
- Moto, motus, molisson
Loto, lotus, lorizon zon zon… chantonnait-elle.
La petite dormait déjà, son profil délicat se découpait sur le drap, ses longs cils recourbés semblaient encore sourire.

En réalité, Layla n'était pas encore une vraie sorcière, elle n'avait même pas terminé sa licence. Elle pensait à la terrible épreuve pratique. Avec un bébé, elle risquait de la rater, et puis elle n'aurait jamais le temps de préparer sa maîtrise et encore moins son doctorat de sorcellerie. Et Layla avait de l'ambition, elle comptait bien devenir docteur es sorcellerie, sort et sortilège. Et peut-être un jour, Grande Maîtresse…
De toute façon, cette petite devait bien venir de quelque part...
Soudain, pendant que Layla, assise au bord de son lit, réfléchissait tout en mangeant le reste de baguette et de saucisson non transformé en bouillie, elle entendit un bruit terrible.

 

Chapitre 5

"Boum boum boum ! "
Quelqu'un frappait des grands coups à la porte.
Layla bondit :
- Chuuuut, vous allez réveiller la bébé ! dit-elle en ouvrant.
- Elle dort ? demanda timidement le géant qui avait failli défoncer la porte à coup de poing.
- Bien sûr, elle dort ! Mais qui êtes-vous ?
Et sans lui laisser le temps de répondre, elle enchaîna :
- … une grande brute, ça je le vois bien, mais qu'est-ce qui vous prend de venir tambouriner comme ça à ma porte.
Et comme le géant ouvrait la bouche pour répondre, elle continua :
- Ah, j'y suis, c'est vous qui avez laissé traîner votre bébé sur mon paillasson depuis ce matin ?
Le géant se mit à pleurer avec de gros sanglots réguliers, et bientôt sa chemise fut toute trempée de larmes.
- Arrêtez, arrêtez, s'exclama Layla. Rentrez, mais arrêtez de pleurer sinon vous allez inonder la maison.
- Ma fille, ma petite fille... gémissait-il.
Il ne se calma qu'après avoir vu l'enfant endormie au milieu du lit de Layla.
- Ah mademoiselle Layla, soupira-t-il, comme vous êtes bonne...
Layla étouffa un rire. Bonne... ! Elle était une assez bonne sorcière, d'après ses professeurs, mais de là à dire qu'elle était bonne...
Le géant continua :
- Il y a longtemps que je vous observe, mademoiselle Layla. Je vous vois partir avec vos petits cheveux en bataille, tantôt rouge, tantôt vert, votre percing brillant au nombril et votre blouson noir sur votre moto... vous êtes si belle...
Layla ne retint plus son irritation. " Belle et bonne, elle ? " Ce géant commençait à l'agacer...
- Écoute mon grand, tu ne crois pas que tu commences à exagérer. D'abord tu abandonnes tes saletés devant ma porte, ensuite tu menaces la rue d'un nouveau déluge avec tes larmes, et maintenant tu m'insultes !
- Vous insultez, moi, mademoiselle Layla, mais, mais...
Le pauvre géant bafouillait. Il se faisait tout petit devant la jeune fille.
- Bon, alors maintenant, tu vas m'expliquer pourquoi tu laisses des colis piégés devant chez moi...
- Un colis piégé ?
T'appelles ça comment, toi ? Un bouquet de fleurs ou une boîte de bonbons ? Non mon vieux, si c'est pour une déclaration d'amour, tu repasseras quand tu auras perdu dix ans ! Alors maintenant tu vas me faire le plaisir d'embarquer ton paquet cadeau et d'aller me regarder de l'immeuble d'en face, moi j'ai à faire !
- Emporter mon bébé ! Ah mademoiselle Layla, vous ne vous rendez pas compte, c'est impossible ! Je comprends votre, votre...
Le géant ne savait comment éviter de mettre la jeune fille en colère.
- … votre… euh, surprise…
Elle ricana :
- Ma surprise. C'est ça, une surprise !
Il continua :
- mais si vous saviez... !
Elle le regarda attentivement, en essayant de se concentrer pour deviner ce que voulait dire cet encombrant maladroit. Non, elle n'était pas encore au point. Son prof lui avait bien dit qu'il lui faudrait au moins un an ou deux de travail acharné pour développer quelques dons élémentaires d'extra lucidité. Ce n'était pas son fort. En plus, le géant la dévorait des yeux avec un air béat. Non mais, qu'est-ce qu'il était en train de s'imaginer, ce grand dadais, qu'elle était amoureuse de lui ?
- Bon, alors accouche... lui dit-elle brutalement, enfin, je veux dire, explique-toi !
La petite dormait toujours avec la même expression souriante. Les bavardages au dessus de son lit ne semblaient pas la gêner le moins du monde.
- Eh bien voilà, commença le géant, j'ai fait une découverte épouvantable, monstrueuse, abominable, sa mère... . Il s'interrompit.
Layla s'impatientait.
- Quoi sa mère ?
- Sa mère...
On aurait dit qu'il avait peur. Il baissa la voix pour dire :
- … sa mère est une sorcière...
Layla éclata de rire.
- Une...Ahaahah, une ahahahaahaha...

 

Chapitre 6

Layla riait à s'en briser les côtes, à s'en décrocher la mâchoire…
Le géant ne savait que faire.
- Mais mademoiselle Layla, pourquoi est-ce que vous riez comme ça, ce n'est pas drôle, pas drôle du tout, vous ne vous rendez pas compte. Arrêtez de rire, vous allez réveillez la petite !
- Excusez-moi, c'est nerveux, dit Layla. Une sorcière ! C'est la meilleure!
- Ça je ne sais pas si c'est la meilleure, dit le géant, mais ce qui est sûr c'est qu'elle m'a ensorcelé, et que depuis une semaine, elle s'est évaporée en nous abandonnant, la petite et moi. Je ne savais plus quoi faire, elle ne voulait plus fermer l'oeil, elle ne voulait rien manger. Alors, j'ai pensé à vous, je vous voyais tous les jours, si mignonne, mademoiselle Layla...
- D'abord, cessez de m'appeler mademoiselle Layla, ça me donne de l'urticaire, et puis allez voir en face si j'y suis, et ne vous inquiétez plus pour votre fille. Je vous la ramènerai plus tard... quand sa mère sera revenue...
- Vous croyez qu'elle va revenir ? demanda le géant plein d'espoir.
- Le contraire m'étonnerait fort ! répondit Layla.
La FEE, " Fête Estivale Européenne " à laquelle Layla n'était pas encore admise s'achèverait dans deux jours. Pour rien au monde, une sorcière digne de ce nom manquerait ce festival, et la mère de ce bébé avait dû croire que son géant de père serait capable de s'en occuper. Mais Layla était tranquille, la petite était si mignonne que, la FEE achevée, rien n'empêcherait sa mère, aussi sorcière fut-elle, de revenir s'occuper de sa fille.
Le père éploré regardait le tapis comme un boxeur sonné. Qu'il était drôle, ce grand bêta énamouré.
Tant pis, pour mon épreuve pratique, se dit la jeune fille, avec un peu de chance les premiers exercices ne commenceront pas avant la fin de la FEE.
Pourtant cette épreuve pratique, Layla la redoutait depuis le début de l'année, et elle s'y préparait autant qu'elle pouvait. Mais allez vous préparer à quelque chose dont vous ignorez tout ! "Soyez prêtes, leur répétaient sans cesse les professeurs. L'épreuve peut arriver n'importe où, n'importe quand. Et n'oubliez pas que votre diplôme dépend d'elle. La théorie, c'est bien joli, mais si vous ne l'appliquez pas au bon moment, ça n'a aucun intérêt ! "
Layla poussa un gros soupir.
Comment une sorcière digne de ce nom avait-elle pu s'encombrer d'un géant aussi empoté ? se demanda-t-elle. Elle lui jeta un coup d'oeil, il était vautré sur le divan comme un gros chien. Il avait l'air heureux maintenant. Il n'était pas vilain au fond, avec ses cheveux bouclés comme ceux d'un chérubin, et ses yeux verts, grands comme des lacs de montagne. Mais alors, vraiment, s'étaler chez elle comme ça, il ne manquait pas de toupet !
Et comme le géant ne faisait pas mine de se lever, elle avança sur lui du haut de son mètre cinquante-cinq, plus dix centimètres de cheveux rouges, en criant :
- Allez, allez, du vent...
Et le géant sortit emporté par la bourrasque.
- A demain ! dit le géant en partant. Mais Layla ne lui répondit pas.
- Fille de sorcière ! s'exclama Layla, dos à la porte en regardant la petite qui venait d'ouvrir les yeux. J'aurais dû m'en douter... bon, je t'avais prévenue, c'est pas une situation. Mais pour le nez et le menton, ne t'inquiète pas trop, ça ne viendra pas avant des années et des années, et les copines d'école, si elles ne sont pas contentes, on les changera en crapauds.
Le bébé fit un sourire épanoui à Layla, agrémenté d'un " arreuudiii " tout à fait ensorcelant. Et Layla, renonçant à son avenir de plus grande sorcière du monde, eut envie que sa sorcière de mère ne revienne jamais.

 

Chapitre 7

Deux jours plus tard, alors que Layla terminait la toilette de la petite, et qu'elle la tenait encore dans ses bras en inventant pour elle une langue de fées, on sonna à sa porte : un petit grelot qui évoquait les clochettes des chèvres dans les montagnes. C'était d'autant plus étonnant qu'il n'y avait pas de sonnette à la porte de Layla. Ni sonnette, ni clochette. Elle cria " entrez ", tout en pensant qu'elle avait tiré le verrou et que son invitation ne risquait pas d'être suivie. Pourtant la porte s'ouvrit et une brise parfumée entra, en même temps qu'une délicieuse et frêle jeune femme.
- Bonjour, je m'appelle Ariel dit-elle en tendant la main à Layla.
Layla aurait laissé tomber le bébé sur le tapis si Ariel n'avait avancé des bras nuageux dans lequel la petite fut reçue comme sur un coussin.
- Excusez-moi… je… Layla bafouillait misérablement.
Ariel lui tendit l'enfant.
- Reprends-la, n'aies pas peur. Tu as très bien réussi l'épreuve.
- L'épreuve ? répéta Layla.
Elle regarda le nourrisson qui souriait aux anges.
- Mon épreuve pratique, c'est … elle !
Le même son de cloche argentin que tout à l'heure se fit entendre. C'était le rire d'Ariel.
- Elle, tu ne la reconnais pas ? Elle, c'est toi !
Layla observa le visage rond de la petite, ses yeux malins… Elle avait déjà vu ses yeux-là quelque part… et cette fossette au menton. Sur une photo. Une photo d'elle quand elle avait un an.
En un éclair, elle comprit : elle venait de passer son épreuve pratique, comme dans les contes quand les princesses rencontrent des fées transformées en vieille femme, elle s'était rencontrée elle-même… et elle ne s'était pas abandonnée !

 

Chapitre 8

Layla se frotta les yeux. Une sonnerie argentine venait de l'arracher à un rêve profond. Elle se réveilla étonnée de ne pas être dans sa chambre. Elle se leva en titubant jusqu'à la cabine de douche-wc-placard-miroir. Une jeune fille la regardait - vingt ans, fossette au menton, cheveux rouges dressés sur le crâne. Elle se trouva une bonne tête, se fit un sourire, un clin d'œil… Ah voilà, la mémoire lui revenait. Sa chambre, c'était bien celle-ci maintenant. Elle ne vivait plus chez ses parents. Elle était grande désormais. Elle habitait chez elle, dans un vieil immeuble délabré au milieu d'un quartier coloré, et mieux encore, elle avait rendez-vous ce matin avec son nouvel amoureux.

Layla sourit aux anges. Les anges, charmés de son sourire, se manifestèrent sans tarder. Un à un, ils passèrent, remplissant sa chambre d'un silence admiratif, tandis qu'elle glissait hors du tee-shirt jaune soleil dans lequel elle avait dormi et allait sous la douche. Elle se lava la tête à grandes eaux.
- Entre ! cria-t-elle sans se retourner quand des coups lourds ébranlèrent la porte.
Le géant entra, il avait perdu dix ans, et vingt kilos, au moins. Il était étudiant en acrobatie, danse et arts et toutes les petites sorcières de l'université étaient un peu amoureuses de lui.
- Salut Layla, t'es pas encore prête ? lança-t-il. On va être en retard pour le comité d'accueil de la FÉE.
- Je me suis laissée prendre par le temps, répondit Layla à travers la paroi de la douche, je suis prête dans cinq minutes. Quelle couleur, mes cheveux, ce matin ? Bleu ?
- Vert ? proposa le garçon.
- Comme tes yeux ! D'accord, encore un coup de baguette et j'arrive. En attendant, tu peux mettre un peu d'eau à chanter pour le thé s'il te plaît ?
Sur le corps nu de Layla coulait des diamants d'eau et de lumière. Le petit éclat de son percing brillait au-dessus de son nombril. Le jeune géant la regardait à travers la vitre translucide avec un sourire éclatant.
- Tu sais que tu es à croquer comme ça, lui dit-il.
L'eau se mit à siffler. Layla sortit une tête verte de serpent souriant, et tira la langue à l'aspirant ogre. Le soleil se posa sur sa nuque.
- Tu m'aimeras encore quand je serai coiffée d'un nuage gris et que mon nez s'efforcera de rejoindre mon menton ? demanda-t-elle.
- Et toi, m'aimeras-tu quand je ne serai plus qu'un vieil ogre sans appétit ?
- Eh bien, quand je serai grand-mère, je te changerai en loup, répondit Layla en sortant de la douche enroulée dans une grande serviette vert pâle assortie à ses cheveux.
En un tour de main, elle se dépouilla de la serviette et se glissa dans la peau étroite d'un pantalon émeraude. Elle enfila un maillot noir moulant.
Pudiquement, le jeune géant lui tournait le dos pour la laisser s'habiller. Il parlait sans la voir :
- Au fait, j'ai croisé Ariel en montant.
- Ariel ? s'étonna en ressortant la tête, dans mon escalier… ?
- Elle m'a dit que tu avais réussi ta licence !
Layla resta un instant rêveuse, son petit blouson noir d'une main, une tasse de thé de l'autre. Elle avait réussi, oui, mais quand, et comment ?
Elle vida sa tasse de thé, enfila son blouson et dégringola l'escalier. Elle avait déjà enfourché sa moto. Son géant préféré claqua la porte derrière lui en criant :
- Tu aurais pu me le dire quand même !
Avec ses cheveux verts dressés tout droit sur sa tête, son blouson noir très court qui laissait passer l'éclat de son piercing et ses quarante-quatre kilos et demi, Layla avait tout l'air d'une vraie sorcière quand elle cria :
- Je t'emmène sur mon balai magique ou tu prends le métro ?


 

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