L'écriture, lieu de rencontrel | |||
Cet article a été
publié dans le numéro 5/6 de la revue BIBLIOthèques (décembre
2002)
" Vivre n'est pas nécessaire, il est nécessaire de naviguer ". Marie-Florence Ehret, écrivain a fait sienne cette devise des Argonautes. Auteur d'une douzaine de livre pour tous âges, actuellement en résidence dans la Haute-Marne, elle anime des ateliers d'écriture auprès des publics éloignés de la lecture, enfants, illettrés, jeunes détenus. Autant d'occasions de voyages dans la langue, lieu de l'identité, espace littéraire et de rencontre.
Depuis
longtemps s'est ouvert en moi le chemin par où entre mon hôte, le
chemin de la lecture. Il s'est enrichi au fil des années, jusqu'à
être aujourd'hui comme une allée au milieu d'une forêt que
je partage avec tant d'autres lecteurs, sans perdre pourtant un pouce de ma souveraineté
! Le livre redevient en chaque lecteur l'arbre qui lui a donné matière,
arbre mental à l'ombre duquel on peut se parler, se rencontrer, se découvrir. Si
la lecture a été ma passion dès le plus jeune âge,
si les livres m'ont paru souvent plus habitables que le monde réel, je
ne pouvais pas imaginer que l'écriture puisse un jour m'appartenir. Et
pourtant elle est aujourd'hui mon territoire, le lieu même où j'invite
l'autre, les autres, tous les autres à me rencontrer, à se rencontrer
eux-mêmes, à se rencontrer entre eux. L'invitation à écrire Chaque rencontre est une aventure
différente, mais chacune à sa façon conduit à ce partage
de l'expérience qui fonde toute relation entre les êtres. Un matin, je suis arrivée avec le catalogue d'une exposition. Les tableaux exposés représentaient des " écritures magiques " ainsi que les avaient nommés l'écrivain Franck André Jamme, qui avait organisé cette exposition. Il s'agissait, expliquait-il dans un texte préalable (un très beau texte soit dit en passant) d' " écrits " réalisés par les membres d'une tribu analphabète de l'Inde profonde, les Korwa. Bientôt, nous étions tous à quatre pattes dans la salle de gymnase, avec de grandes feuilles A3 et des feutres épais. J'invitais les enfants à " écrire ", comme l'avait fait les Korwa avant eux, à s'emparer de ce geste qu'ils ne maîtrisaient pas, pour le seul plaisir de laisser sur la page une trace, plus ou moins linéaire comme celle qu'ils avaient vue dans les livres ou sur le carnet des ethnologues venus les étudier. Bien sûr, cette écriture " magique " nous ne pouvions pas la lire, c'était donc à eux de nous dire ce qu'ils avaient écrit, afin que nous puissions, s'ils en étaient d'accord, la noter en écriture commune, celle qu'ils allaient apprendre tout au long de l'année. A tour de rôle, chacun vint " lire " son écrit à la maîtresse ou à moi. Certains rentraient presque en transe, inspirés par ces graphes inventés, ces petites traces presque iconiques qui évoquaient des escargots ou des soleils ! " Et puis le garçon il tombe dans le puits, et puis il rencontre un magicien ". Dans la machine il y a Paméla L'expérience d'un silence inoui C'est au moment de la lecture à
haute voix qu'eut lieu l'instant le plus fort, le plus bouleversant de l'atelier.
Tous les enfants écoutaient les textes que nous avions écrits sous
leur dictée, en regardant la planche originale que chacun tenait vis à
vis de ses camarades. Je voudrais évoquer un deuxième exemple. La littérature, il s'en fout, il " crève la dalle " Frédéric a vingt ans, les cheveux coupés ras, il vient d'une cité. Il s'est fait prendre pour un casse. Je ne le sais pas encore. Il me regarde avec un mélange de méfiance et d'espoir. Sur le qui-vive, prêt à mordre. Qu'est-ce que je lui veux ? Qu'est-ce que je peux faire pour lui ? L'enseignant l'a informé de cette rencontre avec un écrivain. Il a dit oui, qu'il voulait venir ; Pourquoi ? La prochaine fois peut-être, je leur demanderai. M'avoueront-ils qu'ils viennent pour passer le temps ? Pour sortir de la cellule Leurs réponses m'étonneront-elles ? En tout cas, il est là, ce matin. Et quand je demande à chacun d'écrire une phrase courte, n'importe laquelle, la première qui leur passe par la tête, il le fait, comme tous les autres. Je leur lis alors un texte de Leiris ( " reusement ! " extrait de Biffures) dans lequel l'écrivain ouvre sur plusieurs pages la phrase " Sur le sol de la pièce le soldat vient de tomber ". Fort de cette lecture, chacun lit sa phrase et nous imaginons des pistes qui permettent de la développer. Frédéric lit " Je crève la dalle ". Il me balance la phrase dans la figure. La littérature, il s'en fout, lui, il crève la dalle. Je lui demande : " Tu as faim ? " Il sourit. Bon, j'entends cette langue on va pouvoir parler. Mi-hargneux,
mi-narquois (du moins est-ce ainsi qu'il m'apparaît) il m'explique que le
gardien l'a réveillé pour venir à l'atelier (sur sa demande
du jour précédent, ce qu'il oublie à l'instant) et qu'il
n'a pas eu le temps de prendre de petit-déjeuner. Nous échangeons
encore quelques mots puis chacun reprend sa phrase pour l'ouvrir, la développer,
lui trouver des extensions. Frédéric joue le jeu. Tout le monde
écrit. Nouveau tour de lecture. Frédéric lit (je cite de
mémoire) " Quand j'avais dix-douze ans, je voulais être un boss
comme ceux de mon quartier, mais pas n'importe quel boss, un vrai, un de ceux
qui a été en prison. Si j'avais su ! Maintenant j'ai faim de vivre.
Quand je sortirai d'ici, je dévorerai la vie comme je dévorerai
la gamelle à midi ". " Bon courage " Frédéric
n'était plus ni narquois ni hargneux. Pendant une heure, ensemble, avec
lui et les autres, on a réfléchi
On n'a pas trouvé
la solution miracle, bien sûr, sinon je vous le dirais, mais cette réflexion
n'en a pas moins été formidablement féconde. Tandis
que nous discutions autour de son " si j'avais su ", un événement
exceptionnel s'est produit : le directeur de l'établissement lui-même
est venu nous saluer. Il est entré précédé d'un gardien,
sans frapper bien sûr, les gardiens ne frappent pas avant d'entrer dans
une cellule ! (et l'école est une double cellule, en haut d'une galerie,
au cur de l'espace de détention). Il nous a salués "
Madame, messieurs (ou monsieur, la nuance on le verra est d'importance) "
Il a prononcé quelques mots courtois et puis il s'est retiré en
nous souhaitant " Bon courage ". C'était une marque de reconnaissance
notable de sa part que de venir dans notre atelier en officialiser l'existence,
en quelque sorte. J'en appréciais le sens, tout en regrettant l'interruption.
Mais quand je me retournai, je vis mon Frédéric livide, mâchoires
serrées, les yeux jetant des étincelles de fureur. Ce
n'est pas du tout ce que j'avais compris. " C'est à vous qu'il souhaitait
bon courage, bon courage de vous affronter à l'écriture ! Du ministre
à l'écrivain, en passant par l'instit et l'ouvrier, tout le monde
a peur devant la page blanche ! Rien de plus redoutable que le monstre écriture
! C'est à vous qu'il a souhaité bon courage ! Bon courage de vous
coltiner un écrivain, des livres, de l'écriture ! " L'accès au symbolique J'abrège un échange qui ne
se calma que très lentement, et au terme duquel, malgré ma sincérité,
il me fut impossible de convaincre mon interlocuteur, soutenu par tous les autres
détenus, que la courtoisie du directeur s'adressait aussi à eux
Je dus envisager qu'ils pouvaient avoir raison. Que le directeur avait peut-être
dit " Monsieur ", s'adressant à l'enseignant, et non " messieurs
" comme je l'avais entendu. Que son " Bon courage " ne s'adressait
peut-être pas à eux
"Les
actes des hommes sont si inexplicables, l'homme a du mal à se comprendre
lui-même, la littérature n'est en fait que l'observation de l'homme
par lui-même, et quand l'homme s'examine, germe alors un brin de conscience
qui éclaire son soi. " (Cet article reprend certains exemples évoqués dans Le rôle de l'écrivain dans un contrat Ville-Lecture publié dans "Enfants, parents et rapport à l'écrit" Prévenir l'illettrisme disponible auprès de l'association Initiales Tour d'Arse 2 rue des tanneries 52000 Chaumont - tél./fax : 03 25 01 01 16 ) | |||
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