Chaumont -entre rêve et réalité-


Ce texte est extrait du livre Chaumont nouvelles fictions, nouvelles de Jean-Claude Bologne, Francis Berthelot, Georges-Olivier Châteauraynaud, François Coupry, Hubert Haddad, Sylvain Jouty, Jean-Luc Moreau, Marc Petit et Frédérick Tristan, photographies Eric Girardot, et quelques extraits d'atelers d'écriture.
à commander aux Editions Pythagore (8 r Verdun 52000 CHAUMONT)

 

Ai-je vécu à Chaumont ?

Sans doute, puisque pendant plus de deux ans, je l’ai retrouvée, mois après mois, comme on retrouve ses rêves dans le sommeil, étrangement déserte souvent, même à l’heure de midi, comme absentée dans la beauté minérale de son centre ancien, entre gargouilles et basilique

Je l’ai retrouvée, semblable à elle-même, comme on retrouve sa chambre au réveil.

Où fut le rêve et où la réalité ?

Ne continuerai-je pas à la retrouver désormais, quand les visages de chair que j’y ai croisés seront devenus des images de rêve ?

Ce soir encore, le dernier, je marche dans la nuit printanière, entre douceur estivale et vent d’hiver. Je marche dans cette ville dont la beauté familière me semble soudain étrange, comme enchantée. En face des halles, une gargouille tend son cou, jaillie inattendue d’un crépi jaune, au gré des rues pavées, des vierges veillent au coin des murs, des arcades gothiques, des fenêtres de grenier abritent des obscurités silencieuses.

Quelle belle dort au milieu de cette beauté de pierres usées ?

On ne voit aucune lueur filtrer des volets clos, et pourtant, ici comme ailleurs, on regarde les mêmes shows, lives et autres lofts. Mais une douceur particulière, une épaisseur de temps ralentit l’absurde course et flotte comme une neige invisible de bonheur.

Le clocher de l’Hôtel de ville égrène les heures nocturnes.

J’erre dans les rues pavées où je me tords les chevilles. Silencieuse, déserte, comme soumise à quelque charme qui ne laisserait vivre que les pierres, la vieille ville m’entraîne dans son irréalité. De pierres noires ou blanches, moussues ou sculptées, ornées de figures effacées, de visages altérés, de cours, de jardins minuscules, la vieille ville imprenable se donne. L’odeur des lilas dont les grappes lourdes se devinent au-dessus d’un muret divague au tournant d’une rue, disparaît, reparaît ailleurs où nul lilas n’est plus visible.

Les quartiers sont-ils plus animés ? La Rochotte, le Cavalier, la Dame Huguenotte… noms de rêve pour zones industrielles et cités d’habitation à loyer modéré.

Où est l’âme de Chaumont ?

Dans les questions affichées depuis quelques jours ici et là, sous l’impulsion de Malte Martin, graphiste en résidence et de son équipe du théâtre des questions ?

Dans le sourire de la libraire ou dans celui du patron de Concorde ?

Endormie au bord de la Suize ?

La vieille ville silencieuse me nargue. Tu n’as rien vu à Chaumont, susurre-t-elle. Une voiture passe sous les fenêtres de ma chambre en rugissant. Les échos du moteur se prolongent. Celui qui la conduit a disparu avec son secret. A disparu sans être apparu autrement que dans ce démenti violent au sommeil de Chaumont.

Chaumont hante Chaumont.

Un Chaumont ruisselant de passé où les fontaines et les rivières font la loi. Une petite ville nourrie par ses jardins potagers, une petite ville ouvrière veillée par des vierges de pierre ou de plastique attentives aux prières des pauvres.

Les bombes sifflent encore aux oreilles des anciens. Une odeur de chewing-gum américain flotte au-dessus des trottoirs.

L’écriture se souvient, des Vieilles cours, des usines, de la misère et du bonheur.

Les enfants d’hier regardent sans pouvoir les comprendre les enfants d’aujourd’hui. Si les morts ont de l’indulgence et peut-être des regrets pour ce monde qu’ils n’ont pas connu, les survivants lui pardonnent mal de se laisser dépouiller de tout ce qui faisait leur jeunesse. Ce mal-là ronge la ville, ronge le pays et plus là au-delà des frontières, au-delà des mers… Mais les enfants de Chaumont nous rient au nez, avec leur mémoire déchirée, leur mémoire en lambeaux, culs-de-jatte de leur passé, ils rient, superbes dans leur ignorance.

Chaumont hante Chaumont.

Des fleurs de papier refleurissent entre les maisons au nom d’un impossible Grand Pardon. Les enfants confondent diables et sorcières, morts et vivants, Grand Pardon et Halloween. Les carrosses se changent en citrouilles. Les questions et les réponses ont divorcé. Cela s’appelle le monde moderne. Les murs murmurent, crient, chantent. C’est le festival International de l’Affiche. C’est aussi Chaumont. Oui, disent les uns. Non, disent les autres. Un trésor d’affiches anciennes engendrent chaque année une floraison d’affiches nouvelles. De l’école de musique s’échappent des notes hésitantes. Au musée de la Crèche, on expose des artistes insolents, on fait peindre les enfants, on nourrit l’œil et la main du patrimoine et du contemporain. A la MJC, on fait venir des musiciens d’Afrique, ici et là, on fait du théâtre, de la peinture, on se retrouve pour parler, manger, réfléchir, écouter, dessiner, écrire, partout, aux Silos, à la mission locale, à la Tour d’Arse, dans les quartiers, dans les écoles, dans les maisons, dans les cafés.

Alors la ville ancienne accouche de la ville nouvelle.

Les lilas fanent vite. Le printemps ne dure pas. Les souvenirs eux s’éternisent. Chacun les siens, et tant pis pour ceux qui n’en ont pas. Qu’ils meurent aussi vite que les lilas.

A moins que.

A moins qu’un livre partagé, livre d’images et de mots, de souvenirs et de rêves, ne demeure.

Que des écrivains inventent à la ville le prince qu’elle paraît attendre, ne l’éveillent d’un baiser mystique, magique, ironique ! Qu’un photographe n’en révèle la lumière singulière.

Parfois Chaumont n’est plus qu’une fente mouillée entre les lèvres feuillues des forêts sur ce mont où elle a dressé son donjon. Et tout peut arriver.

Parfois Chaumont s’oublie au soleil du jourd’hui. Un nuage laineux flotte et se plante à la pointe de l’hôtel de ville. Il a une tête de mouton avec deux grandes oreilles. Les enfants de Chaumont grandissent, ils manifestent, pour la santé, pour l’avenir, pour le plaisir. C’est la fête à Chaumont, les quartiers sont descendus, Chaumont se cherche. La cheminée, seul vestige de l’usine, est-elle une publicité pour le bowling qui vient d’ouvrir ?

Chaumont se réinvente. Les statues s’ébranlent sous la plume des Chaumontais.

Chaumont se met en ligne : il s’écrit sur Internet.

Pêcheurs de mots, chasseurs d’images. Chaumont se renouvelle fidèlement.


Marie-Florence Ehret juin 2002


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