Car je t’aime, ô éternité

Ce texte a été écrit pour le Musée d'Amiens dans le cadre de l'animation "angle de vue"
Il a été lu par l'auteur le 27 avril 2007

Bel homme, ai-je pensé en le voyant. Ne l’avais-je pas déjà vu quelque part ?
La capuche blanche de son burnous entourait sa tête noire. Une courte barbiche frisait sur son menton. Il ne détonnait pas dans la rue de la Goutte d’or où se mêlent les mouchoirs de tête colorés des belles matrones noires, les dreads et les crânes rasées, les casquettes, les capuches, les foulards et les tresses, les chéchias, les boubous, les djellabas, les jeans, les pagnes, les pieds nus dans les tongs et les bottines pointues, les broderies et les barbus…
Sa haute taille et la noblesse de sa stature n’étonnaient pas non plus. Il y en avait bien d’autres, aussi grands, aussi beaux.
Il se tenait presque toujours au même endroit, près de la fontaine Wallace, devant la terrasse du café, à la pointe de la rue de Chartres et de la rue de la Goutte d’Or. Les hommes ont l’habitude de se retrouver là, le samedi matin, plus nombreux encore que les autres jours, presque en face du commissariat. Le soir, ce sont les jeunes garçons du quartier qui traînent sur cette placette. C’est pratique. On peut s’asseoir sur le muret qui longe l’escalier, dans ces rues en pente, derniers contreforts de la Butte Montmartre. Trois jeunes arbres encore maigres l’habillent en été d’un peu de vert. La nuit, la lune semble se plaire plus qu’ailleurs au dessus de ce carrefour modestement éclairé.
Très vite, on se salua, mon bel Africain et moi. Rien d’extraordinaire. Dans mon pays, nous ne sommes ni aveugles, ni transparents. On se saluait donc, d’un sourire dans les yeux, d’un mouvement de tête, d’un mot. Cela n’allait pas plus loin, et cela nous suffisait. Nous ne savions rien l’un de l’autre, sinon l’essentiel.
Je ne sais ce qui me décida, ce matin là, à m’arrêter à sa hauteur. Un rayon de soleil peut-être, ou quelque chose dans son regard, comme une attente.
Nous avons échangé quelques mots, le soleil, le rire des enfants, une vague bénédiction…
C’est devenu une habitude. Je m’arrêtais, nous parlions. De quoi parlions nous donc ? Il venait du Soudan. Il ne me dit pas comment il avait échappé à la destruction de son village dans laquelle avaient péri sa femme et ses deux enfants. Plus tard, il évoqua vaguement une petite troupe combattante à laquelle il appartenait peut-être.
Il savait que j’écrivais des livres, voulait-il que j’écrive son histoire ?
Il sourit…
- Vous autres, Occidentaux, voulez toujours tout représenter, tout écrire… Allons plutôt nous promener…
Il faisait doux. Nous avons descendu la rue Cavé…
- François est né juste après votre révolution française, me dit-il.
- François ?
- François Cavé… il travaillait comme mécanicien dans les ateliers de chemin de fer, juste à côté. Jamais il n’aurait imaginé qu’on donne un jour son nom à une rue, même une toute petite comme celle-ci !
Je ne connaissais pas de rue François Cavé…
- Il est mort en 1875… il avait plus de quatre-vingts ans.
Nous étions presque en bas de la rue, la rue Cavé, je comprenais enfin.
C’est drôle, je ne m’étais jamais demandé d’où venaient les noms de ces rues que j’empruntais tous les jours.
Nous avons débouché Boulevard de la Chapelle. Des poulets embrochés tournaient devant la boucherie. L’odeur était appétissante, mon compagnon paraissait ne pas sentir, ne pas voir ce monde parfumé et coloré au milieu duquel nous nous promenions..
- En Afrique, on appelle ça des « poulets télévisés »…
- Tu connais l’Afrique ?
Il souriait, comme s’il était assez comique que moi, la Blanche, je connaisse l’Afrique et les poulets télévisés…
- Je suis allée au Mali, et au Burkina-Faso, au Sénégal aussi…
- C’est bien !
Il avait l’air de penser à autre chose, de se moquer absolument en tout cas, de ce que je pouvais connaître de l’Afrique. Alors pourquoi m’avait-il posé la question ?
- Nous sommes sur l’ancien boulevard des Anges, me dit-il, et un peu plus loin…
Son regard s’était tourné, vers l’est, vers la Chapelle.
- De l’autre côté de l’ancien mur d’octroi, c’était le boulevard des Vertus…
A l’écouter, le présent se doublait d’un temps qui l’épaississait. Le spectacle du monde se faisait moins net, des silhouettes invisibles tremblaient derrière le visible… J’étais étonnée que cet homme en burnous connaisse si bien les rues parisiennes, leurs noms d’hier et l’origine de ces noms.
- Quand on est jeune, la mémoire est tendre, et tout s’y inscrit… mais à vrai dire – lisait-il dans mes pensées ? – à vrai dire, tout reste à faire…
Nous longions les étals en plein air, livres coraniques, chapelets, bonnets, encens, charbons, thés, chaussures… Des hommes offraient à la sauvette des bagues ou des bracelets dorés, des montres, des ceintures…
Sous le métro aérien traînaient encore les restes du marché, cagettes de bois, légumes et fruits pourris, papiers sales, cartons mouillés… Nous arrivions devant le Louxor, recouvert depuis des mois, des années par des échafaudages et des palissades.
- Louxor… quelle belle ville, me dit-il d’un ton rêveur… Quand le soir tombe et que le Nil n’est plus qu’un ruban d’argent rosé, quand on ne distingue plus les blancs ibis debout sur les rives du fleuve, quand les sphinx, les vieux sphinx qui veillent depuis plus de trente siècles tout au long du chemin entre le temple de Louxor et celui de Karnak se noient dans l’ombre, alors les yeux s’ouvrent et le temps se dilate !
Combattant, historien, poète… Qui était cet étrange compagnon dont la rue et le hasard m’avaient gratifiée ?
- Derrière ces palissades, ajoutait-il, c’est Thèbes qui nous fait signe, la vieille Thèbes, la capitale antique de l’Egypte ! Les Assyriens l’ont dépouillée, et Alexandre le Grand, à la suite des derniers pharaons a tenté de la restaurer. La ville n’a jamais retrouvé toute sa splendeur mais qu’importe ! Le soleil se lève toujours sur les maisons des vivants, et se couche toujours sur les tombeaux des morts. Et entre ses deux rives coule toujours le Nil aux eaux mêlées.
Ce jour- là nous ne sommes pas allés plus loin. En remontant rue de la Goutte d’or, j’ai voulu lui raconter à mon tour l’histoire de la petite vigne qui aurait donné son nom à la rue, mais depuis longtemps ce n’est plus l’or du vin, ni celui du Rhin, qui brille dans notre rue, et mon histoire m’a parue insignifiante, niaisement pittoresque.
Nous avions pris l’habitude de faire ensemble quelques pas dans le quartier. Je ne me lassais pas de l’écouter. J’avais l’impression de l’avoir connu dans une autre vie. Nous nous éloignions parfois, jusqu’à la rue du Delta, par exemple. Il me racontait les « montagnes égyptiennes » des jardins du Delta, un parc d’attraction du début du siècle. Elles n’avaient d’approximativement égyptien que le haut pylône auquel étaient suspendus des câbles sur lesquels glissaient les chariots. Et ce nom de « montagnes égyptiennes ». Il me racontait le delta du Nil, les jarres de vin entassées, étiquetées, conservées, et retrouvées des siècles plus tard. L’Egypte continuait plus au centre de Paris, rue d’Aboukir, rue du Nil, rue Damiette, rue d’Alexandrie. Des pêcheurs tendaient leur filet le long de la corniche qui borde la ville d’Alexandre, la plus ancienne des villes du Delta, et tandis que nous montions la rue de Clignancourt jusqu’à la rue Ramey, je croyais entendre les vagues de la Méditerranée se briser contre les blocs de béton.
- La rue Myrha a été débaptisée, en souvenir de la fille d’un maire de l’ancienne commune de Montmartre… Elle s’appelait rue de Constantine.
Nous parcourions ainsi le temps et le monde en parcourant les rues du quartier.
Je l’emmenais vers Montmartre, la rue de l’Orient, où j’avais passé mes premières années – et qui s’appelle en réalité rue de l’armée d’Orient – elle quitte la rue Lepic – un comte mort en 1827 - pour y revenir quelques mètres plus haut. Nous sommes passés devant le Moulin de la Galette. Un restaurant chic a remplacé le square où ma grand-mère m’emmenait jouer. Il y a toujours une boulangerie au coin de la rue Sainte Rustique. Nous sommes montés jusqu’à la place du Tertre derrière un groupe de jeunes touristes américains que poursuivaient les caricaturistes. Sur la place, les « peintres », faux vestiges d’une bohème marchandisée attendaient les clients. Nous avons pris derrière le Sacré-Cœur et nous sommes redescendus vers la Goutte d’or par la rue du Chevalier de la Barre, dont tout le monde connaît la triste histoire. Un jeune homme – 17 ans – décapité pour n’avoir pas ôté son chapeau au passage d’un enterrement. Square Nadar, nous avons croisé sa statue, fièrement campée sur son socle, chapeau sur la tête et poing à la hanche.
- Comme vous savez bien représenter l’apparence des objets et des hommes, a murmuré mon ami. Il y avait du regret dans sa voix.
Le soleil allait bientôt disparaître derrière le dôme byzantin de la basilique. Toutes les tables étaient occupées à la terrasse de la Chope de Château Rouge. Des jeunes surtout, les nouveaux habitants du 18ème, intermittents du spectacle, artistes, journalistes, réalisateurs… Traversé le boulevard Barbès, nous retrouvions les bébés au dos de leur mère, bien serrés dans des pagnes aux couleurs vives, les hommes en calottes, les hommes en veston, les hommes au visage buriné, fatigué, usé et sage, les petites filles aux cheveux tressés, les joueurs de ballons, spécial équipe du trottoir… Mon pays. Notre pays.
Et puis un jour, il a disparu. Je suis arrivée près de la fontaine. Il n’y était pas. J’ai attendu un peu, je ne savais plus que faire, ni où aller. Je suis revenue presque tous les jours, je passais le matin, l’après midi. Il n’était plus là. Il me manquait, il y avait une place vide dans le paysage, une absence, que le présent peu à peu remplit.
L’automne finit brusquement, il fit place à l’hiver. Il faisait encore nuit quand j’allais au petit matin jusqu’à la gare de l’Est. Les oiseaux avaient déserté la vieille gare. Ce n’était plus l’immense volière peinte par les impressionnistes que j’aimais tant, des travaux, des échafaudages, des couloirs, des panneaux en distribuaient l’espace en tunnels au plafond bas. Le train partait. Le soleil se levait sur les potagers de banlieue. La brume était souvent au rendez-vous. La pluie, la neige parfois. On traversait des grands prés bordés d’arbres nus, et des parkings de béton où stationnaient des voitures par centaines. Je courais d’une ville à l’autre pour y rencontrer des collégiens, des détenus, et parfois même quelques volontaires avec lesquels je partageais cette curieuse pratique qui était la mienne : écrire. Je vis les premiers forsythias près de Chaumont, les ajoncs fleurirent en même temps dans le Finistère. Le printemps était froid, mordant. On n’en pouvait plus de cet hiver qui n’en finissait pas. Dans le métro des affiches vendaient le soleil et la mer, en Crête, en Egypte ou en Tunisie. Dans le jardin d’Amiens, les jonquilles avaient depuis longtemps laissé place aux tulipes. Les lilas se sont enfin décidés à fleurir. C’était le mois des nuits courtes. Tous les prétextes étaient bons pour les fêter. Nuit du cinéma, Nuit de la Musique, Nuit blanche… Les tilleuls emplissaient l’air de leur parfum
L’été est revenu. Dès les premiers jours de juillet, les gamins ont lancé des pétards qui faisaient sursauter les clients du café attablés à l’ombre des parasols. L’odeur du thé à la menthe flottait, mêlée à celle de la poudre. Je passais des heures au soleil sur la terrasse. Je lisais, des journaux, des livres que j’annotais distraitement, j’écrivais, du courrier, des notes, rien. J’invitais des amis à partager ma terrasse. On y mangeait une salade à midi, un couscous le soir. Depuis la disparition de mon ami, j’avais perdu le goût d’errer. Je demeurais parfois toute la journée à la même table.
Une année entière s’écoula encore. Un automne et puis un hiver. Les tables et les chaises de plastique avaient été entassées, et rangées à l’abri. La nuit, les garçons du quartier se retrouvaient pour boire de la bière, fumer en écoutant de la musique, être ensemble. Ils restaient parfois jusqu’au petit matin. Ceux qui habitaient au dessus s’en plaignaient. Derrière ses échafaudages, le Louxor continuait à se dégrader lentement. La rue Ernestine portait le prénom de l’épouse d’un ancien propriétaire. La rue Belhomme aussi devait son nom à l’ancien propriétaire des lieux. Monsieur Richomme lui était graveur, était-il riche ? Un de ses ancêtres sans doute l’avait été. Je n’avais plus besoin de mon ami pour connaître l’origine des noms, j’avais trouvé un site sur Internet. Ce petit jeu m’amusa un moment, mais je me lassai à la fin de ces propriétaires – Caplat en était encore un – qui avait laissé leur nom derrière eux, comme un chien laisse sa crotte.
Etait-ce l’hiver ? J’étais de mauvaise humeur.
A la fin - la fin de quoi ? - je dus me rendre à l’évidence. Le présent ne me comblait pas. Ne me comblait plus. Le square Léon était en travaux - pourquoi Léon ? Encore un propriétaire - le square Léon était en travaux. Les vieux jouaient quand même aux dominos au milieu des gravats. Les enfants escaladaient les barrières. Seul le terrain de foot était encore ouvert mais je ne joue pas au foot. La rue de Suez et celle de Panama étaient trop courtes. Comment auraient-elles pu se souvenir de la campagne d’Egypte de Bonaparte en 1798 ?
Le présent ne me comblait pas, il m’étouffait même un peu, avec sa façon d’être là, de se croire seul réel, de nous imposer son humidité froide et son ciel gris.
Ce qui me manquait, ce n’était pas tant mon ami que les ailleurs qu’il m’ouvrait. J’éteignais la radio qui parlait d’attentats, de prise d’otages, d’occupation militaire, de bombes et de tirs de roquettes, et me plongeais dans les livres, pas n’importe lesquels, je lisais Les lettres d’Orient, de Flaubert, Un été au Sahara et Une saison au Sahel, de Fromentin.
J’apprenais qu’un certain duc d’Aumale avait pris le 16 mai 1843 la smala d’Abd-el-Khader. Sur le tableau de Jean-Antoine-Siméon Fort, la smala d’Abd-el-Khader est composée de centaines de cercles de tentes brunes. Au premier plan tout en bas du tableau, on distingue les silhouettes des hommes et des chevaux. Les cercles semblent disposés à droite et à gauche d’un étroit cours d’eau, peut-être à sec. Ils se perdent à l’infini dans un somptueux effet de perspective. Dunes et plaines de sable remplissent jusqu’au deux tiers l’espace du tableau d’un beau rose cuivré qui se violace à l’horizon. Le dernier tiers du tableau est comme un reflet pâli de la terre, Le rose domine et se confond au bleu le plus ténu, très loin des hommes minuscules qui s’agitent en bas du tableau. L’émir se rendit au général Lamoricière quatre ans plus tard. Il donna son cheval à d’Aumale à Mers el-Khébir, et participa vingt-deux ans après à l’inauguration du canal de Suez. Fromentin cite à son propos le début de l’Illiade, et Rimbaud, le jeune Rimbaud latiniste rend gloire lui aussi au « petit-fils de Jugurtha ». Personne ne parle à son sujet de trahison.
Les artistes se laissent enrôler dans les missions diplomatiques et militaires qui sous couvert d’apporter « la » civilisation détruisent les cultures existantes, ignorant les langues et les réalités. Ils ne sont pas tout à fait dupes : « Il était réservé aux Européens de détruire à Alger et comme à plaisir tout ce qu’il a été possible de la distribution et de l’ornement des maisons mauresques. Il semblait qu’avec nos fracs et nos casquettes nous allions introduire sur la terre d’Afrique un autre climat et d’autres conditions d’existence. » écrit Delacroix dans « Les Souvenirs d’un voyage dans le Maroc ».
Artistes et colons marchent côte à côte, mais leurs regards, leurs visions même diffèrent. Les uns sont fascinés par ce qui effraie les autres, curieux de ce dont ils se détournent, amoureux de ce qui leur fait peur. Certains artistes même, comme Etienne Dinet, se convertissent à l’Islam et s’installent définitivement dans cet ailleurs qui les enchante. Ou Isabelle Eberhart…
Avec le retour du printemps je me passionnais pour la courte vie d’Isabelle, ensevelie sous sa maison d’Aïn-Sefra lors d’une inondation qui avait noyé cet oasis désertique. Elle avait 27 ans, des pluies torrentielles ont en quelques heures gonflé l’oued desséché. Les murs de sable battus de pluie se sont effondrés. Isabelle était dessous. On l’a retrouvée le lendemain.
Dans une autre vie, j’ai vécu moi aussi quelques mois durant à Aïn-Sefra. Mon amie Kahdidja m’avait prêté un voile blanc dans lequel elle m’avait montré à m’envelopper au sortir du hammam où nous nous étions allées ensemble. Je me souviens de ses cheveux noirs trempés et brillant, roulés comme un long serpent sur son cou blanc. Blanche, elle l’était plus que moi, qui m’offrais au soleil dont elle se gardait soigneusement. Isabelle s’était déguisée en homme pour circuler plus à l’aise, tandis qu’un siècle plus tard, le costume occidental permettait à une femme d’aller partout, dans les appartements des femmes aussi bien que dans les cafés fréquentés seulement par des hommes. Je me souviens du village que le soleil couchant rosissait jusqu’au rouge brique. Les murs étaient faits du même sable que celui des chemins qu’ils bordaient. Les cours aussi en étaient couvertes, le village entier était poudré de safran. La voyageuse n’avait laissé nulle trace de son passage, sauf une pierre blanche semblable à celle de tous les autres morts.
« J’écris parce que j’aime le processus de création littéraire, j’écris comme j’aime parce que telle est ma destinée… » dit-elle dans une lettre.
Une fois de plus, j’étais à la terrasse de la pointe. Les arbres n’avaient pas encore de feuilles. Le soleil venait de passer derrière le toit, et la fraîcheur du printemps me saisit. Je me levais pour rentrer, les mots de mon ami flottaient encore près de la fontaine où il les avait prononcés : « Vous autres les Occidentaux, vous voulez toujours écrire… ».
Où était-il maintenant ?
Plus tard, la nuit était tombée et j’avais mis le radiateur dans ma chambre. Quelques fenêtres étaient allumées ici et là dans la cour, des télévisions clignotaient. Je me suis servie un whisky et je me suis installée dans un fauteuil, un simple fauteuil de toile pliant que j’ouvre parfois sous la lampe pour lire à l’aise. Il est rare que je reste chez moi le soir. J’aime marcher jusqu’à la place Clichy, ou jusqu’au canal de l’Ourcq, retrouver des amis, voir un film, aller au théâtre, mais ce soir-là je suis restée plongée dans les écrits sauvés de la boue qui noya la jeune femme. Je me suis endormie dans le fauteuil de toile et j’ai rêvé de mon ami perdu. Un rêve étrange, gênant même en un sens. Il penchait vers moi son visage et ses lèvres, ses belles lèvres pulpeuses qui m’avaient fait penser à un fruit la première fois que je l’avais vu, se posaient sur les miennes, s’y écrasaient délicieusement. Sa capuche renversée en arrière découvrait ses cheveux courts et crépus.
Jamais durant nos promenades il ne m’avait effleuré ni regardé autrement qu’avec une extrême pudeur. Rien ne m’autorisait à un tel rêve, sinon peut-être l’identification avec la sensuelle Isabelle…
J’ai regagné à regret mon lit solitaire mais je n’arrivais plus à m’endormir. Tout un bestiaire défilait derrière mes paupières, issu des tableaux dont j’avais feuilleté les reproductions - tigre arrachant l’épaule d’un cavalier, lion dont un bras puissant écartait la mâchoire jusqu’à la déchirer - .bJ’ai rallumé la lumière pour tenter d’effacer ces images et je me suis replongée dans les notes d’Isabelle.
Je m’imaginais, loin de Paris, de ses voitures, de ses gares, de ses boutiques, au creux d’un village, au sein des sables et des dunes, devant la mer ou le désert, dans l’immensité d’une terre ouverte au ciel et au spectacle quotidien des aubes et des crépuscules.
Mais mes lectures même ne me laissaient pas échapper aux contraintes et à la violence. Isabelle ne pénétrait le sud tunisien que sur les pas d’un collecteur d’impôts, et c’est accompagnée de prisonniers enchaînés, qui n’avaient commis d’autres fautes que d’être pauvres, qu’elle admirait le coucher du soleil sur les dunes.
Comment pouvait-elle être l’amie du général Lyautey, commis à la « pacification » du sud algérien ? Etait-elle dupe de ce mot ? Pensaient-ils qu’il fallait « agir de l’intérieur », participer à la répression pour en limiter les effets, et protéger et sauver ce qui pouvait l’être ?
Le lendemain, un ciel parfaitement bleu se découpait entre les toits des immeubles. Les fins boutons verts du jasmin grossissaient et rosissaient, envahissant ma fenêtre, les premières fleurs se risquaient à ouvrir leurs pétales et à livrer à l’air encore frais leur parfum sucré.
Je reprendrais bientôt mes allées venues ferrées entre Dreux, Dieppe, Brest ou Charleville pour y porter la bonne parole, la contagion du Verbe, mais j’avais encore un peu de temps pour me livrer à ce vice impuni et délicieux de la lecture. …
Le soleil repeignait la rue aux couleurs de l’Afrique. Les garçons jouaient au foot devant la poste. Les trois marabouts avaient mis leur chaise côte à côte au soleil en attendant le client. Les femmes parlaient fort, plantées au milieu du trottoir. Quatre CRS traversèrent la rue.
L’envie me prit de monter jusqu’au Square Léon pour voir l’avancée des travaux. Tout l’hiver, un chemin de terre seulement éclairé par la lune avait traversé le chantier, me donnant l’illusion délicieuse de la campagne. Et puis des grilles mal jointes l’avaient condamné, et j’avais failli un soir être obligée de rebrousser chemin, jusqu’à ce que je trouve une faille par où ressortir. Des rouleaux d’herbe étaient entassés sur des clayettes de bois, prêts à être étalés sur la pente d’un talus artificiel. Des réverbères tout neufs avaient été plantés, et le chemin avait été pavé. Bientôt le jardin serait fin prêt pour nous accueillir. Il y avait même, délicate attention pour nos Vieux, des tables sur lesquelles étaient tracés des damiers. Il y avait aussi un toboggan et une vaste araignée de corde qui laissait libre cours à l’imagination des petits acrobates. On pourrait y jouer les funambules, s’y suspendre par les mains ou les jambes, grimper et sauter sans trop de risques. Le mur d’escalade et les bancs de céramique semblables à ceux de Barcelone avaient disparu. Un espace pour les tout-petits offrait des montures à ressorts et une balançoire.
A la Goutte Rouge, un petit café juste en face, on pouvait toujours voir les « œuvres » des artistes du quartier s’entasser au fil des années sur les murs, dans un désordre magnifique, collages baroques de matières insolites, où la peinture n’avait qu’une place réduite, morceaux de verre ou de miroirs, assiettes cassées, plumes, fil de fer, capsules, morceaux d’affiches, tickets de métro… J’allais y boire un thé à la menthe dans un verre décoré de palmiers. Quelques hommes étaient assis à la table du fond. Je restais au zinc, selon mon habitude.
Il portait un jean et un pull mais je l’ai reconnu aussitôt. Ses yeux ses lèvres … Quand il m’a vu il n’a pas frémi. Comme si lui ne me reconnaissait pas. Je n’avais pourtant pas changé de costume, moi ! Bien qu’il ait à peine glissé sur moi, son regard m’a retenu de m’avancer, de lui parler, de rien faire… J’ai terminé mon verre de thé et je suis sortie après un salut à la cantonade.
Il y avait toujours le même soleil dehors, mais tout me paraissait différent. Le retour de mon ami, c’est cela qui changeait tout. Mon ami ? Je ne savais même pas son nom.
J’ai marché plus lentement que de coutume. Il y avait du monde autour de la fontaine Wallace. J’espérais qu’il me rejoigne mais il n’en a rien fait.
Je suis remontée chez moi. Et si je m’étais trompée, si j’avais confondu son visage avec celui d’un autre… Tous les Africains ne se ressemblent-ils pas à nos yeux de Blancs ? Pourtant j’aurais juré…
Je passais tous les jours, sous un prétexte ou un autre, près de la fontaine où il se trouvait autrefois. Des livres à échanger à la bibliothèque, une course chez Franprix. Je ne montais plus à la Goutte Rouge.
Le froid était revenu, presque glacial. On s’attendait à voir la neige tomber de ce ciel blanc et bas. Je marchais vite, il n’y avait personne sur la place. Les commerçants restaient derrière leur porte. C’est à la poste que je l’ai retrouvé. Il était devant moi. J’ai pris place dans la file sans le regarder.
- Venez… m’a-t-il dit, murmuré plutôt me frôlant presque avec son paquet.
J’ai abandonné aussitôt ma place pour le suivre.
- Peut-on aller chez vous ?
Je n’habitais pas très loin, nous nous sommes engouffrés l’un derrière l’autre sous le porche.
- Bonjour, vous allez bien ? a-t-il demandé, comme si nos retrouvailles n’avaient souffert d’aucun obstacle.
Comme je ne répondais pas, il continua :
- Pardonnez-moi. La situation est un peu compliquée… Vous m’avez reconnu, bien sûr mais… Je ne voudrais pas vous compromettre…
- Me compromettre ?
- Oui… Il ne faut pas m’en vouloir, je ne suis pas… je voudrais surtout vous remercier de votre discrétion.
Derrière nous la porte s’est ouverte.
- Venez, ai-je dit entraînant mon ami – mais était-ce bien un ami – vers mon appartement.
Nous sommes entrés et j’ai refermé la porte au verrou, ce que je ne fais jamais. Il est resté debout, planté devant les étagères de livre, son paquet à la main. Il n’y avait qu’une chaise, je l’ai invité à s’asseoir pendant que je mettais de l’eau à bouillir pour le thé. Le chat flairait d’un air méfiant et intéressé le bas de son pantalon. A peine était-il assis, la bête a voulu sauter sur ses genoux, mais il l’en a empêché d’un revers de main.
- Vous êtes bien ici… a-t-il dit, comme tous ceux qui entrent chez moi.
Son costume n’était pas le seul changement qu’il avait subi. Son regard n’était plus le même. Ses yeux avaient toujours le même éclat précieux et sombre dans le bleuté de leur écrin, mais ils n’étaient plus tournés vers un ciel à lui seul visible. Ils semblaient plus sombres et plus durs. Ils allaient droit devant eux. Nous étions assis face à face, la lumière éclairait de plein fouet le beau visage sans âge, et qui paraissait si nu sans sa capuche. Je restais silencieuse, il y avait tant de questions que je préférais n’en poser aucune. J’étais contente qu’il soit là.
- Je m’appelle Salem, dit-il avec un sourire.
« Mon ami »… ces mots avaient suffi jusqu’alors pour le désigner, mais aujourd’hui, ils ne convenaient plus, il le sentait bien lui aussi. Sa tenue nouvelle l’obligeait à porter une identité. Salem, pourquoi pas ?
- Vous en avez peut-être entendu parler aux informations, encore que la France ne s’intéresse guère aux événements internationaux, est-ce un événement d’ailleurs, pour vous, que la disparition d’un nègre…
Pourquoi voulait-il me blesser en m’assimilant à ce « vous » raciste ? Je restais silencieuse. Sans doute était-il plus blessé encore lui-même, que blessant…
- … un officier supérieur nigérian de la mission de l`Union Africaine a été enlevé en décembre, depuis on est sans nouvelle de lui. Vous m’avez aidé sans le vouloir, sans le savoir même, à n’être qu’un personnage inoffensif dans le paysage… J’ai une autre mission aujourd’hui. Voulez-vous m’aider encore ?
L’aider ? Mais à quoi ? Tout ceci me paraissait irréel. Lui-même n’était-il pas un personnage sorti de mon imagination ? J’avais envie de le toucher, de m’assurer de son existence… J’ai frôlé sa main noire posée sur la table près de son verre. Elle était tiède, vivante, douce. Il a saisi ma main, comme si nous venions de conclure un accord, et c’en était un, en effet, mais quel en était la teneur, au fond, nous l’ignorions l’un et autre.
Il me tenait toujours la main. Jamais nous n’avions été si proches. A peine nos épaules s’étaient parfois frôlées durant toutes ces heures où nous tracions dans le quartier des cercles de plus en plus larges. Il n’était sans doute pas beaucoup plus vieux que moi, finalement.
Il me lâcha. Le creux de sa main était beige rosé. Un livre traînait sur la table où nous prenions le thé.
- Vous lisez Isabelle Eberhardt ? Etrange personnage, n’est-ce pas, que cette russe qui parlait l’arabe, cette femme qui s’habillait en homme, cette musulmane qui aimait l’alcool ?
Il regardait mon jean semblable au sien. Ses yeux remontaient sur mon visage.
- Vous êtes déçue, n’est-ce pas, de me voir ainsi vêtu, vous préfériez mon allure berbère… je l’aimais bien aussi, mais le monde ne nous laisse pas le choix.
Après un silence, il ajoutait :
- J’ai besoin de vous.
- Oui…
C’était le premier mot que je prononçais depuis qu’il était entré.
Du regard il faisait le tour de mon appartement. Les livres débordaient des étagères, des vêtements traînaient au revers du fauteuil ou s’entassaient sur un coffre près du lit. Devant les livres s’accumulaient des cailloux ramassés ici et là, des tubes de rouge à lèvres, un bronze du Burkina, une girafe fabriquée avec une bougie de voiture, des cendriers marocains, trois singes de bois rouge, un bouddha de cuivre, un Krishna de marbre tendre, un flacon de kohol… tout un bric à brac exotique et sans valeur…
- J’aurais peut-être besoin que vous m’hébergiez un jour prochain.
Il n’y avait qu’un lit, trop grand.
Je répétais :
- Oui.
Je lui donnai les codes de l’immeuble. Je lui avais inscrit sur un papier, il les regarda longuement, puis il me rendit le papier.
- Brûlez-le si vous voulez, je n’en ai plus besoin…
- Votre mémoire est toujours aussi tendre ? ai-je demandé.
Je souriais, allait-il se souvenir ?
- Non, elle s’est endurcie, elle a appris à choisir. La vôtre n’est pas mauvaise non plus, mais elle peut devenir trompeuse, ne vous y fiez pas trop !
Je l’ai regardé traverser la cour et disparaître sous le porche. J’ai pensé que je ne le reverrais jamais.
Il est revenu une semaine plus tard environ.
Les oiseaux se levaient tôt, le printemps s’était radouci. La nuit tardait de plus en plus à venir J’étais couchée, je lisais quand il a gratté à la porte. Si le chat n’avait pas été couché sur mes jambes, j’aurais cru que c’était lui. La porte n’était pas fermée à clé, mais il est resté derrière, j’ai dû me lever pour lui ouvrir.
- Salem…
Il hésitait sur le seuil, sans oser entrer.
Il portait un paquet plus volumineux que celui qu’il avait retiré à la poste. Je m’effaçais pour les laisser passer, lui et son encombrant colis.
- Merci.
Il cherchait des yeux où poser l’objet. La douche paraissait le meilleur endroit. Nous avons grignoté quelques dattes, il ne m’a rien dit de son paquet et je n’ai rien demandé, puis nous nous sommes couchés, tout naturellement, comme si nous partagions le même lit depuis des années. Il s’est allongé sur la couette, sans se déshabiller, et il s’est endormi presque aussitôt, couché sur le dos comme un gisant. J’ai mis un peu plus longtemps a trouvé le sommeil, mais guère. Le chat avait repris sa place, la tête posée sur mes pieds.
Peu à peu, et malgré sa discrétion, j’en apprenais un peu plus sur ce que trafiquait Salem. Trafiquer est bien le mot qui convenait. Armes, papiers… sa lutte contre le régime de Khartoum était réduite à un trafic misérable.
- Imagine, me disait-il, que pour se débarrasser des petits caïds, des chômeurs longue durée, des SDF, le gouvernement les arme et les lâche au sud de la Loire, avec permission d’y piller, violer, voler, comme bon leur semble, avec l’assurance de couvrir toutes leurs exactions, à condition qu’ils se contentent des régions qu’on leur abandonne… Petit avantage secondaire, les terres libérées par les populations en fuite peuvent être récupérées au bénéfice des barons du régime de Khartoum, ou des grandes compagnies agro-industrielles du Golfe, saoudiennes qui pourraient être tentées d’investir dans ces terres.
Salem passait d’un continent à l’autre, je suivais difficilement. La lumière s’allumait dans le couloir. Il se taisait. C’était l’étudiante du dessus qui rentrait. Il reprenait ses explications :
- Les nomades et les sédentaires se sont toujours battus... Ils se battaient à coups de lances et d’épées, il y avait des morts, mais les tribus finissaient pas se réunir, par discuter et sceller des mariages, par exemple, afin d’établir des lignages entre elles et faire la paix pour une dizaine d’années. Aujourd’hui, ce mode de régulation ne fonctionne plus du tout. C’est un phénomène que l’on retrouve dans de nombreux pays en Afrique. Les nouvelles générations ont des armes automatiques et elles croient n’avoir plus avoir de comptes à rendre aux Anciens.
Je me levais pour remettre de l’eau à chauffer. Salem continuait, il semblait s’adresser à je ne sais qui au-delà de moi.
- Les races n’ont rien à voir là-dedans. La religion non plus. C’est le choix du gouvernement de Khartoum, depuis 1985, d’armer ces nomades pour s’en servir comme d’une force partisane. L’armée coûte cher, trop cher ! C’est une véritable guerre coloniale que mène Khartoum contre nous. Les pauvres contre les pauvres…
Longtemps encore après qu’il m’ait quitté, je continuais à l’entendre. Les janjawids – les diables armés de kalachnikovs – se confondaient dans mon esprit avec les soldats des armées coloniales.
Je ne savais jamais quand il viendrait, ni s’il reviendrait. Parfois il arrivait si tard que je dormais déjà. La porte n’était pas fermée, il entrait. Je l’entendais enlever ses chaussures dans le noir. Sa silhouette se dessinait en ombre chinoise devant le rideau que traversait la lumière de la cour. Il s’allongeait à mes côtés si doucement que le matelas ne bougeait pas. Parfois il était reparti avant que je m’éveille et je me demandais s’il était vraiment venu ou si j’avais rêvé.
Un chien aboyait dans la cour. Salem n’était pas là. Je l’attendais, je guettais la lumière dans l’escalier. Elle ne s’allumait pas. Pas de bruit, rien. Il ne venait pas. Je ne sais où il passait ces nuits, ni pourquoi il avait besoin d’en passer certaines chez moi.
- Je vais partir, me dit-il un soir qu’il était arrivé avant même que la nuit soit tombée. Un jour…
J’attendais qu’il continue, mais il se taisait. Un chariot cahotait sur les pavés de la cour. Deux voix échangèrent un bonsoir. Les petites filles du rez-de-chaussée criaient de joie pour accueillir leur père. Je continuais pour lui :
- Un jour, j’irai dans ton pays…
- Mon pays… mon pays n’est plus nulle part sur terre. Même ceux qui tentent de sauver mon peuple ne pourront sauver mon pays...
Je le regardais sans comprendre. Il passa sa main sur ma joue, la posa sur mon épaule. Allait-il enfin me prendre dans ses bras ? Sa main glissait le long de mon bras. Il prenait ma main. Sa peau était sèche. Il retournait ma main et repliait chaque doigt comme si se tenait à l’intérieur quelque chose de précieux…
- Mon pays est là, dans le creux de ta paume, derrière tes yeux, dans ton désir… garde-le !
C’était fini. Tout était dit. Je portais ma main fermée à ma bouche, scellais d’un baiser cette promesse et rouvrais la main, paume ouverte vers le ciel. Je ne sais à quoi rimait ce geste que je faisais presque sans m’en apercevoir. Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé ensuite. Rien, sans doute. Il me semble que ce soir-là nous sommes restés longtemps à bavarder. Il connaissait aussi bien Balzac, Baudelaire ou Delacroix que les noms des rues de la Goutte d’or.
Quand je me suis réveillée, j’ai senti son bras en travers de mon corps. Je suis restée un moment sans bouger. Une odeur légèrement poivrée imprégnait ma peau. Son odeur. Le chat était allongé à nos pieds. Salem dormait encore quand je suis partie. Je savais qu’il ne reviendrait plus.
Heureusement, la rue était là, chaude, vivante… Les marabouts avaient tiré leur chaise au soleil. Il me bénissait à chacun de mes passages. Je les saluais la main sur le cœur. L’un d’entre eux, celui qui portait un turban orangé, avait sur la peau de grandes tâches d’un blanc malsain - cicatrices de brûlures ou maladie ? Il n’en était pas moins chaleureux que les autres. Un ballon volait au dessus de ma tête. Les pigeons se poussaient à peine quand je passais à côté d’eux. Les gamins jouaient au foot sur la place de la poste et devant la boulangerie. La nuit, les mêmes, ou d’autres, fumaient en bavardant, assis sur les rebords de pierre. Ils s’écartaient pour me laisser passer, comme s’écartaient autrefois les hommes qui attendaient devant les bordels pour laisser passer ma mère, qui portait dans ses bras la toute petite fille que j’étais alors.
Le va et vient des voitures de police nous laissaient indifférents, sauf quand les sirènes exigeaient trop bruyamment le passage, fort inutilement car la rue entière était bloquée à l’entrée du boulevard Barbès et tous les klaxons n’y pouvaient rien.
Je laissais les fenêtres ouvertes. Les fleurs de jasmin avaient fané, le gardénia commençait à ouvrir les siennes, son parfum étrange, violent et doux, remplaçait celui sucré du jasmin et me rappelait ce jardin indien au bord de la mer, où j’avais séjourné à Fort Cochin. On entendait les poussettes cahoter sur le pavé. Il y avait beaucoup de tout petits cette année-là, dans l’immeuble, beaucoup de poussettes, des voix qui s’élevaient soudain, se croisaient comme des oiseaux, rebondissaient contre les murs. Le chat poussait des petits cris tremblés quand un moineau passait trop près, et j’avais toujours peur de le voir tomber trois étages plus bas, ce qui lui était déjà arrivé dans son jeune âge.
Au Darfour, la situation ne s’arrangeait pas, malgré une certaine mobilisation de l’opinion publique. Les janjawids continuaient impunément leurs raids meurtriers, soutenus par l’armée de l’air soudanaise. La Chine et la Russie s’opposaient à toute intervention de l’ONU.
Comme l’avait craint Salem, Abdelwahid Mohamed Ahmed al-Nour, le chef de Mouvement de Libération du Soudan – désespérant d’une action de l’ONU, demandait maintenant l’intervention de l’OTAN.
Dans les camps de réfugiés, la vie s’organisait tant bien que mal. Les tribus découvraient un autre mode de vie. Parfois même les enfants allaient à l’école. Je comprenais ce que m’avait dit Salem… Le pays dont il était venu, avec son burnous blanc, n’existerait plus jamais.
Mais avait-il vraiment existé, ailleurs que dans le regard de certains artistes ?
Les jours raccourcissaient sensiblement. Sur les fenêtres de mon voisin, les géraniums fleurissaient imperturbablement, mes fleurs de gardénia, elles, donnaient des signes de fatigue. Elles jaunissaient et perdaient leur parfum J’écrasais entre mes doigts les pucerons qui envahissaient les rosiers nains, mais ils étaient plus forts que moi et dévoraient les jeunes pousses à peine écloses.
Je poursuivais le rêve que Salem avait rompu. Il reprenait place dans l’étendue de mon lit solitaire. Aucun paquet suspect n’occupait plus la douche. Je lisais Loti. Azyadé, sa petite amoureuse stanbouliote, avait-elle jamais existé autrement que par le récit qu’il en fait ? Ou avait-il seulement entrevu son joli minois derrière la grille serré d’un moucharabieh ? J’aimais dans les tableaux « orientalistes, ce que justement on leur reproche, le détail, l’anecdote, le particulier… Un pied nu, une babouche abandonnée…
Il faisait trop chaud. Je dormais mal. Peut-on affirmer, comme Edouard Saïd, que l’Orientalisme a légitimé le colonialisme ?
Je suis retournée passer quelques jours chez mes amis, à Amiens. Nous déjeunions dans le jardin. Les chats n’en finissaient pas de dormir. Un coup de vent faisait tomber les feuilles du tilleul sur la table et nous hérissait la peau. Le soir nous faisions souvent du feu dans la cheminée. Soleil et pluie s’entendaient pour engraisser l’herbe et faire pousser tout ce qui voulait pousser. J’aimais bien ces caprices du ciel, qui mêlaient l’automne à l’été dans la même journée.
Un après midi qu’il faisait presque froid, nous sommes allés avec les filles faire un tour au musée.
Après avoir contemplé avec un ravissement horrifié la momie aux yeux brillants, les os d’un charnier préhistorique, observé les premiers outils et les vases de terre cuite, nous sommes remontés au rez-de-chaussée. Un grand christ efféminé exhibait complaisamment sa semi nudité torturée. Une Léda trop blanche se pâmait entre les ailes d’un grand cygne. Et soudain, je le vis, lui, Salem, mon bel Africain. En bronze et marbre blanc. Il n’y avait pas de doute possible, c’était bien lui, ses lèvres gonflées comme des fruits, sa courte barbiche, et surtout ses yeux, son regard, qui semblait interroger le ciel, et ce grand front marqué de rides. C’était lui, sculpté avec un réalisme effrayant, c’était lui, ou plutôt son absence. Une absence dure et froide comme le marbre, que rien ne pouvait remplir ou effacer.
« Salem, Nègre du Soudan », disait l’étiquette. « Loiseau-Rousseau 1897 »
Je restai longtemps interloquée à contempler ce visage qui ressemblait de si près à un visage vivant, cet objet, produit par un atelier de fonderie, à partir d’un moule creux – pris directement peut-être, à même la chair… Je passais la main sur le marbre froid qui imitait la laine du burnous, osais frôler les lèvres dures.
Les filles avaient continué sans moi. Je me hâtais de les rejoindre. Mon attention flottait, distraite, troublée. Les siècles défilaient au fur et à mesure que nous nous élevions. Peu à peu, la peinture renonce à se faire prendre pour ce qu’elle n’est pas. Au XXème siècle, l’idéal des raisins peints que viendraient picorer les oiseaux n’est plus celui des peintres. La peinture se montre, matière, formes, couleurs. La perspective et le trompe-l’œil ne sont plus qu’habile artisanat.
De quel réel l’art s’était-il prétendu le double exact ? Que voulait-il faire advenir aujourd’hui ? Sommes-nous passé du faire semblant de l’enfance, à l’abstraction du réel…
Nous sommes sortis du Musée. Les filles discutaient avec enthousiasme de ce qu’elles avaient vu. Je restais plongée dans mes pensées. Une petite pluie fine tombait, la musique aigrelette d’un manège à l’ancienne, avec ses chevaux de bois trop neufs, se mêlait au chuchotis de l’eau rabattue par le vent. Quelques enfants téméraires caracolaient, la main crispée sur le poteau qui maintenait au sol leur monture, tandis que leurs parents héroïques sous leur parapluie leur envoyaient au passage des signes rassurants.
Les filles s’étaient tues. Nous marchions d’un pas vif. Dans la rue Gauthier de Romilly, le soleil est revenu, le jardin trempé scintillait de toutes les gouttes d’eau en suspens au bord des branches et des herbes.
Quand je suis rentrée à la Goutte d’or, l’automne commençait à peine, les jours étaient encore tièdes, ils finissaient trop vite noyant le Sacré cœur d’or et de vieille soie rose.
Je retrouvais la rue comme on retrouve un rêve familier.
Les géraniums du voisin fleurissaient toujours, la gardienne avait arrosé mes plantes, des fleurs jaunies et sèches étaient encore accrochées au chèvrefeuille, il fallait que je le taille. Le gardénia avait de nouveaux boutons, qui n’auraient sans doute pas assez de chaleur pour s’ouvrir. Mon frigo était vide, je suis allée faire des courses. Sur la place autour de la fontaine se tenaient comme toujours des flâneurs désoeuvrés qui profitaient du dernier rayon.
Bel homme, ai-je pensé en le voyant. Ne l’avais-je pas déjà vu quelque part ?
La capuche blanche de son burnous entourait sa tête noire. Une courte barbiche frisait sur son menton. Il ne détonnait pas dans la rue de la Goutte d’or où se mêlent les mouchoirs de tête colorés des belles matrones noires, les dreads et les crânes rasées, les casquettes, les capuches, les foulards et les tresses, les chéchias, les boubous, les djellabas, les jeans, les pagnes, les pieds nus dans les tongs et les bottines pointues, les broderies et les barbus…


Marie-Florence Ehret avril 2007



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