Jardin d'enfants


Ce texte a été publié par Mauvais genres Rade de Brest en juin 2005 à l'occasion de la rencontre : Noir en rade Noires de femmes à la médiathèque de Plougastel

 

A vingt-six ans, Regina était encore une enfant. Elle est un peu dans la lune, disait-on d'elle avec un sourire apitoyé. Elle vivait avec sa mère dans un petit appartement dont elle ne sortait jamais, près de la porte Champerret. Les fenêtres de sa chambre donnaient sur un square, elle passait des heures à regarder les enfants et les oiseaux s'ébattre entre les arbres poussiéreux.
Un jour, sa mère lui avait montré un avion que le soleil illuminait : "Tu aimerais aller dans le ciel avec maman ? " avait-elle demandé à la jeune fille. Regina avait fait "non" de la tête en fixant ses chaussures.
Quand sa mère fut trouvée morte dans une chambre d'hôtel à Prague, Regina en fut informée par un employé du Consulat. Elle régla avec une efficacité surprenante toutes les formalités de rapatriement, déclaration de décès, permis d'inhumer etc… Une brève enquête avait conclu à un suicide, et même si l'on faisait mine d'être étonné devant la jeune fille, chacun soupirait en haussant les épaules derrière son dos.
Le mois de février avait des douceurs printanières. L'enterrement eut lieu dans un cimetière du nord de Paris où il restait un peu de place, un grand cimetière de banlieue avec des arbres. On entendait les oiseaux chanter, les employés recouvraient le cercueil de terre. Regina les regardait faire avec la plus extrême attention. En souriant.
On venait lui serrer la main, l'embrasser, elle continuait à sourire.
Elle refusa qu'on la raccompagne.
Lentement elle traversa le cimetière, s'arrêtant presque à chaque arbre.
Les graviers soulevaient une fine poussière qui se déposait sur le cuir bleu-marine de ses chaussures. Elle s'arrêta un instant pour les observer, passa un doigt précautionneux sur le cuir, y inscrivit une trace. Elle observa tour à tour son doigt et la chaussure, puis leva la tête pour suivre des yeux un avion. Elle resta ainsi un moment, regardant la trace dans le ciel, la trace sur sa chaussure, la trace sur son doigt, puis elle continua son chemin d'un pas de promenade.
Une ou deux fois, elle s'arrêta pour se retourner, comme si elle avait entendu quelque chose ou quelqu'un l'appeler. Du bout des doigts elle caressa la peau fine d'un platane qui semblait muer en grandes plaques claires. Elle s'approchait de très près des troncs, y portait un regard scrutateur, y collait son nez à la façon des myopes en fronçant un peu les sourcils et en plissant à demi les paupières pour aiguiser le flou du regard. Arrivée à la grille du cimetière, elle se retourna encore une fois et balaya l'ensemble des yeux. Elle mordillait sa lèvre inférieure.
Propulsées vers un plus loin toujours en recul, les voitures filaient à belle allure sur les voies tracées pour elles. Debout au bord du trottoir, Regina attendait que leur course soit interrompue par le changement de couleur du feu de circulation planté près d'un passage pour piétons. Une jeune fille du même âge qu'elle s'élança entre deux voitures, s'arrêta un instant au milieu de la chaussée et reprit son élan pour traverser la voie inverse. Regina eut un petit mouvement de tête en la regardant, puis elle haussa les épaules et passa la langue entre ses lèvres comme un chat apeuré.
Le feu restait vert. Enfin Regina put traverser. La jeune fille pressée était de l'autre côté, elle aussi attendait le bus. Elle faisait un ou deux pas nerveux, s'arrêtait, repartait dans l'autre sens, agitait la tête dans la direction d'où il devait venir, s'avançait sur la chaussée pour mieux voir, au risque de se faire écraser par une des voitures qui fonçaient vers la capitale, revenait, repartait… Regina baissa la tête. Sur sa chaussure, la trace de doigt était encore visible. Elle leva les yeux au ciel, et son visage en reçut une soudaine lumière. Un instant elle eut l'air d'une de ces saintes de peinture habitées par l'Esprit.
L'autobus roula longtemps entre les hangars commerciaux, les garages et les pavillons noircis qui constituaient le paysage de cette banlieue, ponctuée des grands bâtiments des cités. Regina regardait, le front appuyé contre la fenêtre.
Elle descendit bien avant la porte Champerret. Entre les immeubles et les crottes de chiens poussaient quelques arbres maigrichons, écorchés, couverts de poussière comme ses chaussures. Des enfants traînaient seuls à l'entrée des immeubles, des chiens en laisse tiraient leur maître. Regina fit quelques pas hésitants. On la regardait avec suspicion. On entendait des avions survoler la cité presque en continu. Une petite fille brune aux cheveux courts et bouclés se planta un instant devant elle, et partit en courant. Regina la suivit des yeux. La petite n'alla pas très loin. Elle se percha sur un vieux jouet à ressort défraîchi, un canard ou quelque chose comme ça. Elle se balançait légèrement, comme un petit oiseau fasciné. La jeune fille avait toujours l'air réfléchi et pensif qui lui était venu en regardant les grands arbres du cimetière. Et ce sourire flottant, mal ajusté, qui glissait sur ses lèvres. Elle s'avança timidement vers le square dans lequel l'enfant avait trouvé refuge, chercha des yeux un banc, s'y installa avec un soupir de satisfaction. De là, elle pouvait suivre des yeux les oiseaux et les avions qui traversaient l'espace, elle était seule dans l'enclos avec l'enfant qui pataugeait sans conviction dans la flaque entourant le tourniquet. On entendit des cris, une voix aiguë, éraillée, qui lançait des insultes. Le bruit de la circulation noyait tout le reste dans son ronflement continu et aléatoire. Plusieurs autobus s'arrêtèrent sans que Regina y prenne garde. Enfin, sans que rien de particulier n'ait eu lieu, elle se leva, fit un geste de la main à l'enfant et se tint debout à l'arrêt du bus, le dos tourné à la cité.
Délivrée, la petite lui tira la langue et s'éloigna en traînant des pieds.
Il faisait nuit quand Regina arriva devant son immeuble. Elle soupira avec force avant d'attaquer la montée des trois étages. L'appartement baignait dans l'ombre. Et dans le silence. Après avoir ouvert la porte, Regina resta un instant sur le seuil, sans bouger, elle retenait son souffle, pénétra à pas furtifs dans le couloir et s'avança sans allumer jusqu'à la chambre de sa mère. Rien n'avait été déplacé depuis que celle-ci avait fermé sa valise pour aller passer une semaine à Prague. La lumière d'un réverbère éclairait vaguement la couette jetée de travers sur le lit. Regina ouvrit l'armoire, passa sa main à l'intérieur comme pour s'assurer que personne ne se cachait entre les robes et les manteaux. Alors seulement elle alluma le lampadaire qui baigna la pièce d'une lumière presque solaire. Sur la table de nuit traînaient un roman policier à couverture jaune, un exemplaire de poche des nouvelles de Maupassant, un galet rond, un briquet représentant un pont avec le nom de Prague, une enveloppe vide à l'adresse de sa mère et une photo.
Regina mit tout à la poubelle, sauf la photo.
Elle l'examina longuement. Sur le cliché, une petite Regina de six ou huit ans pendait au bras de sa mère qui regardait l'objectif avec un sourire triomphant, ses yeux fixes étaient semblables à ceux de la poupée qui pendait à son bras.
A quatre pattes, Regina scruta le dessous du lit puis, laissant la porte ouverte et la lumière allumée, elle entra dans une seconde pièce. C'était sa chambre. La couette était tirée sans un pli. Rien ne traînait. Regina glissa la photo dans un grand livre de sciences naturelles exposé sur son étagère et se remit à quatre pattes, mais cette fois, elle trouva quelque chose sous le lit : une boite de chaussures en carton qu'elle tira précautionneusement. Avant de l'ouvrir, elle écouta le silence de l'appartement, un sourire vint jouer sur ses lèvres. Elle souleva le couvercle, en sortit une poupée aux cheveux noirs dans lesquels restaient collés quelques miettes de terre.
Regina retourna au cimetière dès le lendemain.
Elle y allait presque tous les jours. En rentrant, elle s'arrêtait à la cité où elle laissait passer quelques autobus avant de rentrer. Là-bas, plus personne ne faisait attention à elle.
Après les douceurs prématurées de février, mars avait amené ses gelées matinales et les bourgeons trop précoces s'y étaient consumés.
A Paris non plus, on ne s'occupait plus guère de la jeune fille. Elle avait commencé à plier soigneusement tous les vêtements que sa mère avait entassés depuis des années. Tous les jours, elle remplissait méthodiquement des cartons.
Parfois, elle examinait un vêtement un peu plus longuement. Une grande robe de lainage bleue retint son attention. C'était la robe de la photo. Sa mère ne la portait plus depuis longtemps et Regina parut étonnée de la retrouver. Elle la froissa sous son nez, la tint un long moment devant elle, en se regardant dans la glace. La robe était de la couleur de ses yeux, Regina pencha la tête, sourit. Une larme qui grossissait sa pupille droite comme une loupe lui donnait l'air de loucher mais elle ne s'en rendit pas compte. Après avoir tourné une ou deux fois sur elle-même, elle replia la robe et la posa sur le reste des vêtements. Près de l'ourlet restait une petite tache de terre.
Au fur et à mesure que les cartons étaient pleins, Regina les fermait avec de grandes bandes de scotch transparent, marquait au feutre ce qu'ils contenaient et les poussait dans un coin.
A huit heures, elle s'arrêtait, allumait la radio et ouvrait un sachet de soupe déshydratée qu'elle versait doucement dans une casserole d'eau froide. Elle tournait jusqu'à ébullition, baissait le gaz et laissait mijoter deux minutes. Parfois elle feuilletait son livre de sciences naturelles qui datait de l'école primaire. A l'époque, la maîtresse leur avait fait planter à chacune une graine de lentille dans du coton, la graine avait germé, deux feuilles s'étaient dépliées, tendues vers la lumière, délicates et parfaites comme des doigts de bébé, laissant sur la tige frêle deux petites ailettes que la maîtresse avait nommé des cotylédons. Puis, au grand désespoir de Regina, les feuilles avaient jauni et la maîtresse avait obligé les petites filles à tout jeter. "Il faudrait les mettre dans la terre, expliqua-t-elle, alors, la plante grandirait et des dizaines de haricots pousseraient, tout semblables à celui que vous avez enterré."
La poupée reposait toujours dans sa boite, à côté de l'oreiller. Tous les soirs, Regina soulevait le couvercle. "Bientôt, disait-elle d'une voix douce, bientôt tu verras…" et puis elle refermait la boite jusqu'au lendemain.
Regina avait passé une petite annonce dans le Journal des Particuliers pour louer l'appartement. Elle cherchait un pavillon proche du cimetière. Avec un jardin. On essaya en vain de la dissuader de son projet. Elle opposait un silence têtu à tous les raisonnements, souriait et affirmait qu'elle avait besoin d'un jardin. On finit par lui donner raison.
Le déménagement fut extrêmement rapide. L'Armée du Salut emporta une bonne partie du mobilier et des cartons. Regina fit emmener le reste dans son nouveau domicile. Elle portait elle-même la boite de poupée.
Un grand jardin inculte occupait tout l'arrière du pavillon. Les herbes trop hautes avaient jauni, des mottes de terre durcissaient entre les racines. Elle eut du mal à les effriter. Quand elle se couchait le soir il restait souvent un peu de terre sous ses ongles malgré le soin avec lequel elle les brossait.
Petit à petit le jardin s'ordonna. Elle avait fait une allée centrale, aplani la terre des deux côtés.
Désormais, elle allait au cimetière à pied, s'attardait sous les grands arbres au tronc de cercueil que le printemps rhabillait.
Souvent, après ses visites à la tombe de sa mère, elle reprenait l'autobus de la porte Champerret et s'arrêtait à la cité. Rien ne poussait entre les immeubles et la nationale. Le moindre espace vert disparaissait en quelques jours sous les griffes des chiens et les baskets des enfants. Même les arbres ne résistaient pas. C'était l'été, la petite brunette du square n'y jouait plus. Sa disparition avait fait la première page des magazines mais Regina ne lisait jamais la presse. Quand un petit garçon disparut à son tour, on se souvint de la disparition de Nassima.
La cité maudite titrait Paris-France.
Des habitants dénonçaient la présence d'une inconnue dans le petit square. Regina n'en sut rien.
Elle se contentait toujours de son vieux livre de sciences naturelles dans lequel elle avait glissé la photo de la table de nuit. En arrière-plan, presque invisible, un peu d'herbe et de terre bouleversées : son cimetière de poupées profané.
L'automne vit fleurir le rosier qu'elle avait planté dans son jardin. De grosses roses pommées comme des fesses de bébé. Elle avait aussi planté une rangée de choux dont le coeur violacé grossissait chaque jour.
Quand la police fit irruption chez elle, elle se mit à trembler. Ils portaient des chemises bleues comme la robe de sa mère autrefois, et comme elle, ils se mirent à retourner la terre sans tenir compte de ses pleurs et de ses protestations. Ils ne la giflèrent pas mais ils la regardaient avec les mêmes yeux écarquillés.
- Arrêtez, arrêtez ! criait-elle avec une voix de petite fille.
Sous le rosier on trouva le corps de la petite Nassima. Le corps du petit garçon était sous les choux.
Regina pleurait à chaudes larmes.
- Mon jardin… Mon jardin d'enfants… hoquetait-elle.

 

Précedent Retour menu