Trait d'union

 

Extrait de Pas de quartier, journal du réseau ville-lecture de la médiathèque des Silos à Chaumont.) Si vous souhaitez recevoir le journal, vous pouvez le demander à Céline 0325038687 e.mail : silos.ecm@wanadoo.fr.

 

 

(Journal résidence 1)

Résidence d’écrivain ?

Ecrire comme lire est une activité violemment solitaire. C’est aussi un dialogue intime entre l’auteur et le lecteur. Auteur virtuel et lecteur réel. Auteur réel et lecteur virtuel. Ce couple, auquel l’un des deux doit nécessairement prêter son corps, peut-il souffrir le pluriel ?
Autrement dit, la lecture, l’écriture peuvent-elles se partager ? Comment  ?
A quoi s’engage un écrivain qui accepte « une résidence » ?
Qu’est-ce qu’une « résidence d’écrivain » ?

 

C’est la troisième fois que je me lance dans cette aventure.

En 1990, résidente à la Fondation Royaumont, j’ai créé un bulletin intitulé abs dans lequel se croisaient les correspondances des poètes du monde entier qui avaient participé aux séminaires de traduction collective organisés par le Centre Littéraire. Lettres à la résidente, lettres de la résidente, mais aussi correspondance directe entre un poète français et un poète italien, portugais ou moscovite qui s’étaient rencontrés là. L’ensemble – six numéros publiés de janvier à juin 90- constitue une sorte de roman épistolaire de ces Rencontres de Royaumont auxquelles j’avais eu la chance de participer.

Soutenue par une bourse, hébergée par la Fondation, j’y poursuivais également la rédaction d'un roman : Hypatie fille de Théon.

En 1993-1994, j’ai passé deux ans dans le quartier de l’Argonne, à Orléans (voir La Leçon du chat Ed. Littéra)

Aujourd’hui, me voici à Chaumont.

Presque par hasard.

C’est par hasard que je suis venue, revenue à Chaumont il y a deux ans environ. Ma mère y est née en une époque déjà lointaine. Et puis elle est « montée» à Paris pour y faire des études, et elle a épousé son jeune professeur d’université. Et sa vie s’est poursuivie, entre haut et bas, entre Paris et ailleurs, et elle n’est plus revenue à Chaumont, ou plutôt à Châteauvillain où ses parents tenaient un café, que de loin en loin. Son père est mort, le café a été vendu. Sa mère a fini ses jours à l’hospice du village. J’ai connu le café à un âge dont on ne garde aucun souvenir, et puis l’hôtel et la maison de retraite, un jour ou deux par an… J’avais 26 ans quand ma grand mère est morte, et je n’ai plus jamais remis les pieds à Chaumont.
Jusqu’au jour où l’Association Initiales m’a demandé de venir, comme témoin et acteur dans ce procès permanent que l’écriture fait au réel, et réciproquement. Autrement dit, m’a invitée à son Festival de l’Ecrit.

Et puis j’ai retrouvé quelqu’un qui vivait toujours à Châteauvillain qui avait connu, mieux que moi, cette famille dont j’étais issue. Et qui m’accueillait comme une fille du pays. Et je me suis sentie du pays.

Sur la demande d’Initiales, je revins, le temps d’une rencontre avec divers formateurs autour de la pratique de ce qu’il est convenu d’appeler « atelier d’écriture ».

Cette rencontre allait en entraîner une autre : Frédéric Vauge, enseignant à la Maison d’Arrêt de Chaumont souhaita amener un écrivain dans la classe-cellule où il enseigne régulièrement. De ce désir naquirent les six premières rencontres avec les détenus.

De son côté, la ville de Chaumont reçoit depuis plusieurs années des artistes en résidence, il y avait eu Michel Séonnet, écrivain, Laurent Kohler, architecte, Olivier Pasquier, photographe et Jean-Marc Brétégnier, graphiste. Démarré en 93, le projet avait abouti en 97 avec la publication du premier volume de la collection :Pas de ville sans visages.

Vincent Perrottet, graphiste, et Agnès Chavanon, conteuse, prennent pendant deux ans la suite de cette aventure. Et un nouveau livre : Dites voir ! est publié dans la collection Pas de ville dans visages.

Une nouvelle résidence est envisagée pour l’année 2000.

La bibliothèque sort de ses murs, elle veut aller à la rencontre des associations qui travaillent sur la ville. Joël Moris et Patricia Lambre se proposent de créer un espace de paroles, de rencontres, d’informations entre ces associations et leurs usagers. Poinfor, Initiales, le Club 1000 jeunes, la Maison d’Arrêt souhaitent accueillir un écrivain, travailler avec lui. Céline Aubertin, emploi-jeune à la médiathèque accompagne le projet. Ce sera

Pas de quartier !

Tout naturellement, cette nouvelle résidence m’est proposée. J’accepte, sans bien savoir à quoi je m’engage.

 

« Si j’avais su ! », avait écrit G. emprisonné à 20 ans comme « les boss » de son quartier, ceux auxquels il voulait ressembler quand il avait douze ans. L’expression, si elle avait été dite, serait restée «expressive». D’être écrite, elle interrogeait : Que savait-il donc de plus ?

C’était en octobre dernier, à la Maison d’Arrêt de Chaumont. Il faisait beau, de beaux jours d’automne. On voyait le bleu du ciel par les soupiraux des deux cellules réunies ensemble pour la classe. Deux soupiraux avec des barreaux, et de grandes tables bleues comme le ciel de ces jours-là. Savoir peut-il permettre d’échapper à l’enfermement ? Savoir quoi ? Ensemble nous nous interrogeions écrivain, enseignant, détenus.

L’hiver est passé.

Début mars, je suis retournée à la Maison d’Arrêt. Je n’ai pas revu G. Il a été libéré. E. aussi, mais d’autres sont toujours là-bas. De nouveaux détenus sont entrés, certains ont été transférés. C’est la vie de la prison. A Chaumont comme ailleurs.

Désormais, je retournerai les voir tous les mois, les écouter, écrire avec eux. M’interroger avec eux. C’est ma vie, la vie d’ « écrivain en résidence ». C’est là, à la Maison d’Arrêt. que ma résidence commence. Ce sont eux, les détenus, mes premiers hôtes.

Autour de la prison, une ville peu à peu prend corps. Sans rapport avec mon enfance. La médiathèque des Silos où «Tout doit disparaître» selon le titre de l’exposition en cours. L’hôtel des Remparts et le café du Théâtre. La rue en pente où siège Poinfor, juste à côté de la Tour d’Arse qui abrite derrière ses murs épais et ronds l’association Initiales : Edris et Anne qui m’ont invitée à Chaumont pour le première fois.  Tout près du cinéma Eden, les murs ensoleillés de safran de la Mission locale, couverts d’affiches créées par un groupe de jeunes avec Jean – Marc Brétegnier. La librairie Pythagore, dont je lèche longuement la vitrine. La terrasse du Concorde, la silhouette de la basilique dans une rue qui descend, et celle du clocher de l’Hôtel de ville. Une brasserie bruyante non loin des halles. Un restaurant chinois, un ‘‘petit grec’’...

 Le centre ville tourne en rond sur lui-même. M’absorbe et me rejette tout à la fois. La Maison d’Arrêt lui échappe. Me reçoit. Plus loin, c’est la Rochotte, le club 1000 jeunes. Et plus loin encore les bois, les grandes forêts, les villages. Celui où mes grands-parents tenaient un café. Le cimetière où est inscrit mon nom.

 

Céline m’a emmenée chez les uns et les autres.

A la bibliothèque, on préparait le printemps de la poésie.

Qu’est-ce que c’est la poésie ?

Notre première rencontre interrogeait ce lieu de l’écriture.

Et puis ?

Que sera  Pas de quartier ?

Que sera ma résidence ?


(Journal résidence 2)

Dans le malheur, il y a toujours une corne d’ivoire

 

Avril

     Un rayon de soleil. Les tables fleurissent à toutes les terrasses de la ville.

     Des affiches rose vif sont apparues à la devanture de toutes les boutiques. Les mots : « l’engagement politique et social » s’inscrivent en noir en dessous de ses yeux ronds comme des seins qui nous interrogent.

 

     « Moi j’ai brûlé ma carte en 68 » 

     « J’suis pas forcément communiste, mais le Marius, c’était un bon gars »

     A la terrasse du Parisien en ce début d’après-midi, on parle politique, 35 heures et fusion. Les ouvriers de l’usine de transmission de tracteurs sont venus de Saint Dizier pour défendre leur boulot. A l’usine Case, comme au cinéma (Ressources Humaines, voir critique dans le n°précédent de Pas de quartier !) 35 heures =licenciements.

 

     Le ciel s’est couvert. Le joli printemps d’hier tourne grisaille et un vent frais se charge de pluie à venir.

     A l’ancienne bibliothèque, enfants et écrivains se croisent sous le thème « enfants d’ici, enfants d’ailleurs ». On calligraphie des mots arabes ou japonais, on écoute des histoires, on joue à l’escargot au stand d’Initiales et on gagne un stylo publicitaire. On peut même acheter des livres : Apostrophes fait « librairie hors les murs ». On découvre, si on ne les connaît pas déjà « Les Haricots verts », leur travail de théâtre musical avec les handicapés, leur publication. On visite les expos, en bande, en groupe, en classe, en individuel, en famille…

 

     « Retourne à tes racines ! » m’a dit G. ce matin, à la Maison d’Arrêt. « Ecoute bien ce que je te dis, retourne à tes racines ».

     Matinée animée. Parler du bonheur dans une prison, est-ce de la provocation ? Le vrai bonheur, est-ce de manger des chips, ou de craindre Dieu ? L’amour ou la solidarité ? Le présent ou l’éternité ? L’enfance perdue ou l’innocence ? Y a-t-il une alternative ? Un troisième terme ?

     Et si le bonheur, la liberté, ça se construisait, ce serait comment ?

 

     Debout dans la boutique en désordre, avec le monde à refaire et le dîner à préparer pour sa fille, le bouquiniste. me raconte des histoires. Il parle de Chaumont, de l’Antiquité, de l’Algérie... Dommage que je n’ai pas la place de vous les raconter ! Heureusement il vous reste les bouquins, les anciens, les nouveaux, ceux à venir, tous les livres plein de nos histoires.

 

     Difficile de ne pas penser à ceux qui sont en prison en buvant une dernière bière dans un bar où les gamins du coin se retrouvent. Ils boivent un verre en s’embrassant, jouent aux fléchettes ou au billard dans l’air brassé par les ventilateurs d’une musique simplifiée sous les néons noirs qui font virer les blancs aux cris. Les deux phares d’une voiture encastrés dans le mur surveille la salle. Les garçons ont les cheveux rasés. Les filles sont toujours belles le vendredi soir.

 

     Les marronniers nouveaux sont arrivés ! Jeunes feuilles sur tronc ancien. L’atmosphère invite à la promenade. En approchant des arbres ressuscités, on tombe sur une trop grande route et des grilles. Il y avait aussi des grilles le long de la rivière où un enfant s’est noyé hier. Sa mort, une inscription lue dans le journal du matin. Horreur de l’actualité.

     On retourne vers le centre par la ruelle Lardière. Jardinets vert acide. Maisons roses aux volets verts et bleus. Un oiseau refait le printemps.

     Place des Droits de l’Homme. Les Halles.

     Au bar du marché, quelques commerçants viennent casser la croûte.

     « J’ai fait que des petites pesées ce matin, y’a eu du monde, mais que des petites pesées ! »

 

Mai

     « A quoi tu penses ? »

     Achevés in extrémis avec la bonne volonté de tous – écrivain, graphiste, imprimeur, personnel de la médiathèque, du conservateur aux adjoints, assistants, emplois-jeunes, il a fallu sélectionner, mettre en page, relire, corriger, choisir le corps et la police, tirer, agrafer, couper… – des centaines de petits carnets de toutes les couleurs circulent dans la ville, je les distribue dans les centres d’exposition bien sûr, où se pressent les festivaliers, dans les boutiques qui affichent en peinture blanche quelques phrases de Denis D. (Diderot, pour ceux qui n’ont pas suivi le festival), aux terrasses des cafés…  Juste un petit carnet de dix feuillets, comme un carnet de tombola ou un chéquier, dont chacun témoigne du partage de l’écriture, de l’écrivain mort aux  vivants d’aujourd’hui, écrivain compris. On a pensé, on a écrit, à la Maison d’Arrêt, à Initiales, au Club mille jeunes, à Poinfor, les pensées circulent, elles sont signées, elles veulent dire, ce qu’elles disent, et aussi qu’on existe, chaque nom propre est une personne.

 

     Chaque personne a une voix, un visage.

     D’immenses visages saisis au plus près des yeux, de la bouche sont semés dans la ville. Les mots qu’ils affichent sont ceux de l’écrivain mort, imprimés en blanc sur leur jeunesse.

     On est très loin de la photo d’identité, de la carte.

     Pas plus que la signature elle n’identifie.

 

     Sur la place de l’Hôtel de ville, on se presse, la nuit est douce, le concert joyeux, les habitants et les festivaliers mêlés chantent avec les Rita Mitsuko. Dans leur cellule, les détenus attendent la fin de la nuit, la fin de leur peine, leur jugement. Hier matin, quand je leur ai apporté les premiers carnets, l’un d’eux m’a demandé : « Est-ce que les gens sauront que ça vient de la Maison d’Arrêt ? » et puis il a ajouté, après avoir vu de ses propres yeux que c’était écrit : « Alors ils vont savoir qu’on existe ! ».

 

     « Il y a des murs faits de briques qui nous séparent, mais le Temps dans lequel nous vivons tous les deux est le même. Je suis ici, aujourd’hui, un jour d’avril 1997. C’est pour moi la chose la plus importante de toute car je sais qu’elle est irrépétable. Et c’est pour cela que je t’écris cette lettre : car si le verrou derrière lequel tu te trouves physiquement a été fermé, je suis certain, en lisant ce que tu écris, que tu ne te résignes pas à verrouiller ton intellect, et qu’en tant qu’intellectuel tu l’utilises pour qu’on ouvre à nouveau ce verrou. Et moi non plus qui suis dehors, je ne veux pas m’enfermer dans mon « dehors » avec un verrou. Le monde peut-être une prison et Il mondo é una prigione (1949) de Guglielmo Petroni en est la splendide description romanesque. »

     Antonio Tabucchi s’adresse à Adriano Sofri, condamné à 22 ans de prison comme commanditaire présumé de l’assassinat du commissaire Calabresi en 1972.  Dans ce texte (la gastrite de Platon Ed. Mille et une nuits) il est question du rôle de l’intellectuel, de sa parole, de son droit et de son devoir d’intervention.

     Tout homme, en tant qu’être de langage, n’est-il pas un animal intellectuel ?

     Comment l’écrivain articule-t-il son existence physique, citoyenne, quotidienne avec l’écriture qu’il pratique. Doit-il se consacrer à l’œuvre littéraire chargée d’édifier les générations à venir, comme le prétend Umberto Eco, ou bien est-il engagé, cœur, corps et âme dans ce présent où s’invente l’avenir ?

 

     Dimanche matin, la ville s’est réveillé tard. La fête a continué, fête de la pensée vivante, de la jubilation de penser et de vivre, au Cinéma Eden, aux Silos, dans les rues, devant un thé turc au Grand Garage. Affichés partout les engagements des uns et des autres, au fil du temps et des lieux, de la France du siècle dernier, avec la collection de Dutailly, à l’Afrique du Sud de l’apartheid.

 

     Vivre, rêver – car « l’acte de connaissance intellectuelle est aussi un acte de création » (M.Blanchot)

     Un acte toujours en cours, un texte inachevé…

 

Juin

     « Cette fois, elle est morte, elle a été écrasée complètement ! »

     Nous sommes en cellule- école, deux détenus bavardent.

     « Ce n’est pas la première fois, elle le faisait exprès, de se faire renverser pour toucher des pensions, des assurances... mais cette fois, le camion, il lui a roulé dessus complètement ».

     Il y a du rire dans la voix de celui qui parle, un certain amusement, c’est la blague de l’arroseur arrosé, ou de celui qui se fait prendre à son propre jeu.

     « C’est la famille qui est comme ça, tous, ils se font estropier, et puis voilà... »

 

     « L’absence de pratique de lecture, d’ouverture sur le monde, maintient la personne en situation d’illettrisme ou d’analphabétisme dans une pauvreté qui va bien au-delà de la pauvreté matérielle, et qui se traduit souvent par l’isolement et le repli sur soi », écrit Initiales dans son projet de colloque.

     « Les acteurs sur le terrain, après plusieurs années d’expériences, évoquent cette « reproduction orale et culturelle » qui les conduit souvent à intervenir auprès de plusieurs générations de la même famille »

 

     Il y a gros à parier que cette « elle » dont parlaient les détenus ce matin ignorait la lecture, qu’elle n’avait jamais rien connu d’autre que cette « culture » familiale de l’auto-mutilation.  

     Elle est morte, victime de cette  « pauvreté qui va bien au-delà de la pauvreté matérielle ». Une mort ridicule. Terrible.

 

     Il vaut mieux subir l’injustice que la commettre, prétendait le philosophe grec qui se méfiait de l’écriture et mourut, condamné par la cité d’Athènes, sa cité.

     Commettre une injustice, une infraction, tomber dans la délinquance, aller droit dans le mur, casser, se casser, se défoncer… quelle issue pour celui qui entre dans un monde sans portes ni fenêtres, dans un monde statistiquement condamné ?

     Si la prison n’était plus ce lieu où sont parqués ensemble prisonniers et gardiens, mais une occasion de rupture, d’effraction, d’ouverture dans la prison du « destin » ?

     L’occasion d’une libération ?

     Et si la prison était une chance ?

 

Septembre

     Après le Festival International de l’Affiche à Chaumont, la saison des festivals a continué partout en France, Festival du Théâtre, du Théâtre de Rues, du Jazz, des Arts Visuels, du Geste et de la Parole etc…

     J’en ai entendu quelques échos à la radio. On y a parlé aussi des prisons.. De ce qu’elles sont et de ce qu’elles devraient être. Ou qu’elles devraient ne pas être. On a évoqué le livre du philosophe, Michel Foucault : Surveiller et punir, et celui de Véronique Vasseur, médecin-chef à la Santé qui dénoncent, le projet pour l’un, la réalité pour l’autre, de l’univers carcéral . On a rappelé que la prison avait d’abord été une simple prise de corps avant le jugement, qui condamnait les inculpés aux galères, à la mort, ou à une amende… On s’est interrogé sur ce qu’elle était devenue à partir du XVIIIème siècle, de la volonté de correction qui lui a été liée, au double sens du terme : punition et remédiation. Faire du mal pour faire du bien.

     Mais il n’a pas été question de l’accès à l’enseignement, dont on sait pourtant combien il a été décisif pour quelques détenus. Sans doute parce que cela ne concerne qu’une faible partie d’entre eux, un privilège en quelque sorte. On n’a pas évoqué ce courant nouveau, qui commença dans les années 80, ou même 70 on l’on vit – mais qui le voyait ? – des artistes, des écrivains (peu. Le théâtre, la musique se prêtait mieux au travail collectif) débarquer dans les prisons, monter des projets, les réaliser. Aujourd’hui l’administration pénitentiaire prend le relais de ces initiatives. Elle fait appel aux artistes – peu. Mais une vraie volonté politique semble se dessiner dans les actes.

 

Connaissez-vous l’histoire du chambellan qui croise un jour la Mort dans les couloirs du Palais, et qui s’effraie du regard qu’elle lui porte ?

     - O grand Vizir, supplie le Chambellan, j’ai croisé la Mort dans les couloirs de ton palais, et elle m’a regardé terriblement. Permets-moi de partir dès ce soir à Samarkande afin qu’elle ne me trouve pas.

Le grand Vizir lui prête ces coursiers les plus rapides.

     - Reviens quand tu veux lui dit-il.

     - Je reviendrais dans deux jours, promet le chambellan. Il suffit qu’elle ne me trouve pas demain, mon heure sera passée, je serais sauf.

Le chambellan s’enfuit en grande hâte.

Le Vizir à son tour croise la Mort dans le couloir.

     - Que veux-tu lui dit-il, et pourquoi as-tu fait peur à mon chambellan ?

     - Je lui ai fait peur ? dit la Mort, j’en suis navrée, j’étais seulement étonnée de le voir dans ton palais ce soir alors que nous avons rendez-vous demain matin à Samarkande…

(publié dans le journal Pas de quartier, médiathèque des silos, Chaumont)


(Journal résidence 3)

Octobre

Partout en France, c’est l’automne, les arbres s’enflamment, les nuits grignotent les jours et l’on ne sait s’il faut mettre des bottes ou garder les sandales de l’été. J’apporte les deux. Cette semaine, on fête l’écrit, avec Initiales, le livre, la lecture avec la librairie Pythagore et les Silos.

Festival de l’écrit, au 3ème étage des Silos. Comme toujours l’émotion est au rendez-vous.

« Jamais je n’aurais pas pensé que je serais ici un jour », dit l’une.

« J’ai longtemps douté de moi-même, je ne croyais pas que je pourrais faire cela, et maintenant, je l’ai fait », dit l’autre.

« Si j’ai écrit ce texte, c’est parce que j’ai pensé beaucoup à ma belle-sœur que j’ai perdu récemment », dit une troisième. « Je voudrais remercier le jury pour avoir accordé un peu d’intérêt à mon texte, pour la même occasion de garder confiance en moi, c’est important quand on est en prison. J’ai été tout surpris d’être choisi pour mon texte. Je vous remercie », écrit Jean-Philippe qui a confié cette lettre à l’enseignant qui travaille à la Maison d’Arrêt du Val Barizien où les gardiens sont en grève.

« Merci… » Merci à tous ceux qui au jour le jour accompagnent, encouragent, croient pour ceux qui ne croyaient pas…

On remercie beaucoup, on a les larmes aux yeux.

Khira Benrezzak veut témoigner.(voir rubrique Témoignages) pour que son exemple servent  toutes les femmes qui comme elles ont travaillé toute leur vie sans aller à l’école. Je recueille ses paroles.

Et puis on a bu un verre au 4ème étage des Silos, on a mangé ensemble Salle Cavalier, on est revenu aux Silos, voir un film, découvrir l’Espace multimédia.

A la Boutique, la Mission locale exposait, s’exposait : les travaux de Malte Martin, graphiste en résidence, et des jeunes de la Mission. C’est eux qui nous accueillaient. Ils avaient repeint les lieux, préparé le buffet, et bien sûr, ils étaient là, fiers et timides à côté des photos, des textes par lesquels ils avaient répondu à la question de Diderot qu’à leur tour ils nous posaient : Avez-vous jamais songé à ce que c’est que de vivre ?

Le samedi aussi, c’était la fête : Lire en Fête.  Autour du Poulpe, « un personnage libre, curieux, contemporain… » il a eu 40 ans le 22 mars de cette année, et 150 auteurs déjà lui ont fait vivre une aventure à leur manière. On a rencontré deux de ses auteurs, à la librairie d’abord, on a signé des livres, des albums aussi, que les deux dessinateurs présents dédicaçaient d’un dessin original, on a trinqué avec la boisson favorite du Poulpe : la bière, en regardant un documentaire et un film dont il est le héros, on a mangé le plat emblématique de son bistrot fétiche : du pied de porc à la Ste Scolasse, bref, cette semaine, la lecture, on lui a fait sa fête !

 

Novembre

Si tu veux parler de l’universel, parle de ton village, dit après beaucoup d’autres le conteur Yannick Jaulin.

A Poinfor, aux Silos, à la Maison d’arrêt, au local de la Rochotte, qu’on ait dix ans ou soixante-dix, on écrit tous sur le même thème : le premier lit dont on se souvienne… « C’est du Zola ! », s’exclame T. en riant à l’écoute de mon texte. Il a raison ! Je suis à la Maison d’Arrêt, j’ai retrouvé A. que je n’avais pas revu depuis juin. Il a été jugé en août, il est calme, présent, mobilisé. Lui qui se contenait à peine il y a six mois semble aujourd’hui avoir transformé son amertume en énergie. Il apporte le premier numéro de Pas de quartier auquel il a participé pour le montrer aux « nouveaux ». J’aime à croire que sa rencontre avec l’écriture l’a aidé à cette transformation, il le dit. Pas seulement l’atelier mais l’école, puisque c’est ainsi que s’appelle notre cellule, ce lieu, et tout ce qui s’y passe. Il est bien sûr aussi que le jugement a mis fin à la situation extrêmement déstabilisante de celui qui attend, dans une précarité absolue, de connaître son sort.

La résidence a maintenant plusieurs mois d’existence, mais de nouvelles rencontres ne cessent d’avoir lieu, à la Maison d’arrêt, bien sûr, où les détenus changent sans cesse, mais aussi aux Silos avec l’Office des Aînés ou au local de la Rochotte avec les femmes immigrées qui suivent les cours d’alphabétisation de l’AHMI. Un projet se dessine. Le mien ? Sans doute, mais conçu au fil des rencontres, avec les lieux, avec les gens, aujourd’hui, ici et maintenant. Pour demain, pour les gens d’ici et d’ailleurs. On l’appellerait Vues de Chaumont, on y verrait à la fois la ville et ce que l’on voit, comment l’on voit d’ici, de cette ville, aujourd’hui, qu’on soit enfant, retraité, détenu, sans emploi ou mère de famille… Premier aperçu dans la page Eclats du journal, et si tout va bien, bientôt en ligne sur le site de la Ville de Chaumont, l’ensemble complet des textes visible sur écran, accessible pour tous les internautes du monde entier ! ( A noter : l’espace Multimédia est accessible gratuitement aux adhérents des Silos sur simple rendez-vous. Et l’adhésion aux Silos est gratuite pour les habitants de Chaumont).

 

Décembre

Vivre, écrire C’est le titre qu’a donné Antonio Tabucchi à la rencontre qui lui a été consacré à l’occasion de la Fête du livre à Aix-en-Provence. Vivre, écrire : un programme, une déclaration (de celle qui donne existence à ce qu’elle déclare, comme une déclaration d’amour par exemple, mais aussi une déclaration de guerre). Me revient la célèbre phrase du Bourgeois gentilhomme, adaptée à mon souci : « Il faut écrire pour vivre et non pas vivre pour écrire ». Sagesse populaire, bon sens dont il convient de se méfier (toujours se méfier du bon sens, s’il est la chose du monde la mieux partagée, il est aussi l’impuissance à imaginer, que la rivière puisse sortir de son lit, que l’eau puisse cesser de couler, ce qu’elle fait pourtant, en-dessous de O degré, et au-dessus de 100, comme le rappelle le poète René Daumal).

Vivre, écrire. N’est-ce pas la relation qui sous tend toute « résidence d’écrivain » ? Ecrire pour, écrire avec, écrire sans, écrire contre… L’écriture n’est pas alors tant dans son produit que dans sa dynamique, pas dans son complément d’objet, dans les prépositions qui l’accompagnent. On voit bien ce qu’est un complément d’objet, mais une préposition ? Qu’est-ce que c’est ? A quoi ça sert ? « Mot invariable qui joint deux autres mots en établissant un rapport de dépendance entre eux. », dit le dictionnaire. Décidément, on a bien raison de penser que la grammaire commande les idées.

A la Passerelle, à priori on n’écrit guère, encore que… ce n’est pas si sûr ! En tout cas quelques uns s’intéressent à ce que peut-être un écrivain, pour qui ça se prend, cette bête-là...  Ecrire pour vivre ou vivre pour écrire ?

Ecrire pour voir. Pour voir l’invisible, ce qui se cache derrière une description : l’émotion, par exemple. Pour créer un lien entre ceux qui écrivent, entre ceux qui se retrouvent ensemble dans la même publication. Ecrire pour donner la parole à tous ceux qui en sont privés.

Ecrire pour les sourds.

Alors on se retrouvera peut-être, pour écrire, aux Silos le mercredi après-midi, à l’atelier ouvert (de 16h30 à 18h). Pour donner à voir ces images qu’aucun objectif n’a enregistré, ces images tatouées à l’intérieur de nos mémoires, mêlées d’imaginaire et de réel, et que les mots délivrent, dont peut-être ils nous délivrent…

Comme c’est le ramadan, les femmes musulmanes font la cuisine dès le début de l’après-midi, surtout le vendredi, et elles ne peuvent venir au Local jeunes. J’en profite pour retourner à la Maison d’Arrêt où je n’ai pas pu aller lundi parce que j’étais au Salon du Polar à Montigny-Les -Cormeilles.

Ecrire, vivre : sillonner la page, les lieux, courir, faire courir les mots.

 

Janvier 2001

Une nouvelle année commence, un siècle, un millénaire.

Tourner la page, dit-on pour signifier un renouveau, une renaissance. Refaire sa vie, dit-on aussi. Et puis il y a les bonnes résolutions… mais tout cela on le sait bien n’est qu’illusions, vaines promesses et bavardages. Des mots !

La vie continue. C’est la vie !

N’empêche. Chaque jour est nouveau, le monde est plein d’inconnu et qui sait ce dont nous sommes capables !

On fait des projets, on rêve et le monde s’élargit soudain.

C’est la grâce que je nous souhaite à l’instant d’aller vous retrouver ce matin de janvier blanc et froid.


(Journal résidence 4)

Il y a un an les acteurs du réseau ville-lecture inauguraient : ''Pas de quartier !''.
Trait d'union en est devenu le fil conducteur, la terre d'élection des images et impressions d'un écrivain en résidence : Marie-Florence Ehret. Acte 4.

Janvier 2001

Nouvelle année, nouveau millénaire… Rien de nouveau à la Maison d’Arrêt. On attend toujours de faire son paquetage, d’être jugé… On attend. En attendant, on vient à l’atelier, pour écrire, pour se retrouver. Pour rencontrer un écrivain.

L’écrivain vous lit une nouvelle d’un autre écrivain. Pourquoi pas ?

A cheval sur un seau à charbon.

Le texte de Kafka mêle le fantastique au réalisme le plus attentif.

On part de là, ensemble, de cette prison réelle dans laquelle nous nous trouvons, nous nous retrouvons, puis chacun poursuit sa propre fantaisie.

On oublie le temps qu’il fait, le temps qui passe et c’est déjà  l’heure de la soupe, on se sépare.

Dehors c’est l’hiver. Gel et géranium.

Les boutiques sont closes, illuminées. Les passants sont rares et les buveurs de bière sont sages. M’étonnerait pas qu’il gèle…

Les vaches sont moins folles que les hommes. Les éleveurs ont bloqué l’A13, ou une autre. Comment faire ? Les laboratoire. Le manque à gagner. La perte sur pattes. Par milliers de tonnes.

Maison d’arrêt, encore.

Qu’a-t-il fait pour se retrouver en prison, ce joli jeune homme qui profite de la pause pour se glisser dans la salle derrière son camarade de cellule sans s’être inscrit à l’atelier d’écriture. Je ne me pose jamais la question, sauf cette fois ! « L’écriture ? Je suis très bon ! », décrète-t-il avec un grand sourire. Seulement cet après-midi il n’a pas envie d’écrire, pas vraiment… Envie de parler plutôt.  « Si j’étais juge… »,  dit-il, mais vous ne l’êtes pas lui rappelle doucement l’enseignant. Et heureusement pour ceux qui sont en prison avec lui, et dont certains n’auraient pas échappé à la peine de mort, à la torture et aux mauvais traitements… Minables les juges qui gagnent deux, cinq, dix fois moins que lui. « Moi, madame… ! ». Il a la tchatche du vendeur de marché qu’il est, ce qui l’autorise, ce dont il s’autorise, à mépriser le reste du monde. Il sait faire rire ses clientes. Emballé, c’est pesé ! Son camarade de cellule, un peu plus jeune que lui, l’admire tout naïvement. « Nous les filles, on les met dans notre poche », dit-il avec un joli sourire aveugle. Il se fait posséder sans se rendre compte de rien, piétine sans le voir tous les sentiments qui font le prix de sa vie. Qui est responsable ?

Avant la pause, nous avions écrit déjà, un texte auquel l’infinitif passé donne son caractère définitif, achevé. Ouvre par là même vers un temps nouveau. (voir La veille en page centrale)

Avec lui, on n’a plus rien fait.

C’est avec une certaine difficulté que nous abordons le passage du réalisme au fantastique avec les participants des ateliers des Silos, comme en témoigne les textes d’Eclats. Après un départ collectif, chaque détenu s’était approprié l’histoire tandis qu’aux Silos, où nous sommes il est vrai plus nombreux et où nous disposons de moins de temps, un seul texte aboutit au cours de cette première séance.

Mission locale

C’est tout moi, dit l’une. C’est pas moi, dit l’autre.

Les filles ont vu hier les photos que Cécile a prises, sur leur demande. Elles ont emmené la photographe ici et là, dans leur chambre, à la cuisine ou à la gare. Une par une, elles lui ont livré les lieux, les objets dans lesquels sont inscrits leur vie, au passé et au présent. Et puis elles ont regardé ces images. Les comprendrait-on ? Voulaient-elles écrire autour de cette expérience qu’elle venait de vivre ? Dans ses blancs, dans ses marges, sur l’image ou à côté… ?

La Passerelle

Il fait chaud à la Passerelle. Chaud au corps et chaud au cœur. La journée s’achève, il va falloir retourner dans la rue. On finit un dernier café. On appelle les chiens. La nuit tombe. Elle est tombée. Il est 18h.

La Rochotte

Elles ne sont pas nombreuses aujourd’hui les dames du quartier. C’est les soldes ! On est allé en ville, profiter des affaires, acheter les vêtements pour le prochain hiver, les jouets de Noël, traîner, regarder… Avec celles qui sont là cet après-midi, on se souvient, c’est loin, le voyage, l’arrivée, ici, en France, en Haute-Marne… c’est loin, le pays, la jeunesse !

Février

Derrière ma fenêtre il y a un corbeau… (voir rubrique Humeurs dans le même journal)

Sept écrivains iraniens ont été invités à la Maison des Ecrivains à Paris à l’automne 2000. En co-édition avec l’Inventaire, la Maison des écrivains a  publié un choix de traductions réalisées à l’occasion des ces rencontres. Les détenus ont réagi à la lecture de la première de ces traductions : un extrait du roman Hamsâyeh-hâ  (Voisins), de Ahmad Mahmoud.

On ressent un fort sentiment d’alliance et de respect entre les détenus. Ce groupe uni arrive à surmonter la dureté de l’univers carcéral mais une personne de ce groupe a trahi en racontant les petits bizness qui profitent au groupe.
La description du mitard montre la dureté de ce moment à passer. On remarque qu’il y a de nombreuses questions et pensé à sa bonne amie, ce qui prouve que l’isolement du mitard amplifie les angoisses

S.

Qu’est-ce qu’on se sent bien ici après la lecture d’un extrait relatant l’ambiance d’une prison iranienne !

Coté personnage, on peut trouver les mêmes ici mais côté situation ambiance de violence, climat de suspicion, c’est un autre monde.

Le narrateur est en prison mais on n’en connaît pas les motifs, il est allé au mitard sans savoir pourquoi, sa vie n’est qu’une suite de questions sans réponse.

P.

Ce qui m’a marqué, c’est le garçon s’est fait balancer. Il n’a pas de chance, déjà il n’en a pas eu trop d’aller en prison, si en plus on le balance sur ce qu’il fait en prison, la prison deviendra encore plus dure. C’est pour ça, balancer des gens, c’est pas bien. S’il y avait moins de balance, il y aurait moins de gens en prison.

N.

Le pire, c’est la phrase du directeur «  Je te ramènerai toujours à la raison »

On a toujours tort en prison.  C’est pot de terre contre pot de fer…

Mais le plus fort, c’est le père au parloir !

C.

Au début, je considérais le prisonnier comme un mec mauvais, qui insulte les autres, après j’ai remarqué qu’il avait du sentiment, quand il pense à sa femme, et qu’il avait du respect, quand il tremble devant son père.

En fait, il a la rage, il a le sentiment, il a le respect : c’est un homme !

R.

Quant à H. il m’a emprunté le livre pour découvrir les autres textes.

La journée de mardi était consacrée à la rencontre organisée par Initiales entre une vingtaine de personnes travaillant dans différentes associations et institutions concernées par le livre et la lecture, y compris des employées de la médiathèque et l’écrivain Gisèle Bienne, qui fait écrire un ensemble de volontaires à la bibliothèque du Chemin vert à Reims.

Echanges multiples entre tous, qui s’achèvent après le départ de l’écrivain invité sur une mise en acte de cette écriture dont il a été question toute la journée… Un mot est proposé à tous, que chacun insère dans une phrase de son cru, à tour de rôle chaque participant offre ainsi son mot et poursuit la rédaction d’un texte sur lequel il n’a pas le temps de réfléchir. La lecture des textes ainsi imaginés et pleine de charme et de surprises, même pour celui qui l’a écrit. En voici un exemple, rédigé par quelqu’un des Silos :

Le fruit n’est pas toujours défendu, même lorsqu’il a la couleur de la chair, mais de là à planer comme un avion, on a vite fait de se retrouver au fond de la vallée. Au bout des vers pâturages, que vois-tu venir ? un espace de plus à conquérir ? Quelle drôle de cuisine que cette aventure ! Chanter est bien plus enrichissant : le petit pont de bois traverse bien la rivière et l’eau vive court comme la petite… Malheureusement, c’est toujours la mer que l’on entend dans les coquillages et le bernard l’hermite y est resté enfermé alors qu’il voulait devenir papillon. Un vélo n’aurait pas suffi pour s’en évader ! Il se souvient de ses souffrances dans les bois de Paris-Roubaix. Souhaitant que ses enfants ne suivent pas sa vie de souffrance, il se ronge les ongles de crainte de n’avoir pas su les élever. Pas le moindre sou pour leur acheter des pull-overs pour les soirées d’hiver, il en fut réduit à leur tricoter des chaussettes en plumes de colombe. Pas la moindre soupe d’algues ou plat de paella à se mettre sous les pinces, et les lampadaires marins ne réchauffent que peu ses antennes glacées.

Comment trouver un chapeau pour les cacher ??

A la mission locale on prépare activement l’exposition dont le vernissage aura lieu le lendemain.

A la Passerelle, l’odeur des chiens m’accueille de plein fouet. Ils tournent autour de leurs maîtres, des gamins de 20 ans venus d’Allemagne, de Tchécoslovaquie et d’ailleurs. Il y a Sarah, si mince qu’on a peur qu’elle fonde avec le printemps comme un flocon de neige, et son amoureux Alderic, leur copain Robin’s, d’autres, aussi jeunes qui restent en retrait. Ensemble Sarah, Alderic et Robin’s jouent du djumbe ou du didgeridoo, au hasard des voyages, des rues où ils jonglent. Une génération désédentarisée qui a trouvé son identité dans l’errance, dit Alain. J’ai écrit à Yves Simon, dit-il aussi. Et il m’a répondu

Je lui avais écrit une première fois après avoir lu « la dérive des sentiments ». A l’époque, j’avais juste envoyé une lettre à l’adresse de l’éditeur pour lui dire que j’avais bien aimé son livre mais il ne m’avait pas répondu. Avait-il même reçu ma lettre ?

Je l’ai suivi par hasard, à l’occasion… Je l’ai vu un soir à Bouillon de culture, ailleurs à la télévision. J’ai aimé son allure, sa discrétion, son air de jeunesse, sa fraîcheur. J’ai lu ses poèmes quand ils sont sortis : « Le souffle du monde » des textes très simples, avec quelque chose de Rimbaud, pleins de désinvolture…

J’avais vraiment envie de lui parler alors je lui ai écrit pour la seconde fois, une lettre plus personnelle où j’évoquais les déboires qui m’ont amené à fréquenter la Passerelle. J’avais trouvé dans ces poèmes quelque chose de rassurant vis à vis de ces grands moments d’incertitude, de dérive, de vagabondage comme tout le monde peut en connaître. Son livre m’aide, comme une amitié véritable, un soutien vivant et je voulais lui dire. Cette fois encore j’ai envoyé ma lettre à l’éditeur – on peut rencontre les chanteurs, les comédiens, mais comment rencontrer les écrivains ? Alors j’ai écrit.

Et il m’a répondu. Il est vivant !

Oui, même s’il y a plus d’écrivains morts que d’écrivains vivants (et pour cause !) tous les écrivains ont commencé par vivre, mal, souvent, et que leurs livres continuent à être lus après leur mort ou pas, tous n’ont jamais écrit que de leur vivant !!

Je quitte la Passerelle après un dernier baiser à Sarah. A-t-elle dit : « Nous on a l’amour ! » ou l’ai-je inventé pour accompagner son image de petite madone maladive berçant la tête aux dreads serrés de son ami, pour la force de son étreinte ?

On n’a pas les mêmes idées, on n’a pas le même caractère, on n’a pas la même langue, mais on a la même tristesse dit celle que j’appellerai la Rose marocaine… Elle pense à tous ceux qui, émigrés comme elle, souffre d’un manque qu’ils appellent le manque du pays… Ce pays d’enfance est-il un lieu ou un temps ?

Dans ces rues imaginaires que nous avons écrites, décrites, inventées au fil de ces jours, nous avons mis nos manques ou nos maux, nos rêves aussi qui donnent aux rues où nous vivons leurs couleurs.

Mars

La première journée de mon séjour de ce mois est consacrée à une journée de formation organisée par Initiales dans le cadre d’une session de cinq journées réparties sur l’année, destinées à tous les partenaires sociaux dont le travail pourrait croiser l’action culturelle. Nous nous retrouvons donc, à une quinzaine, au troisième étage des Silos, qui accueille ce stage. Nous nous engageons dès les premières minutes dans la pratique : une liste (non exhaustive, bien sûr)  des lits dans lesquels nous avons souvenir d’avoir dormi… émouvants témoins d’une époque, à la fois personnels et communs, l’ensemble de ces textes constituent un véritable répertoire des trois générations présentes ce matin-là. C’est en analysant au fur et à mesure de la lecture des textes la pratique mise en œuvre que nous réfléchissons à ce que peut apporter la présence d’un écrivain dans un groupe d’écriture, aux projets, actions qui peuvent être menées. Pour répondre au désir de tous les participants, nous ne nous contentons pas l’après-midi d’évoquer les différentes expériences ayant déjà eu lieu. Nous nous offrons le plaisir d’un nouveau moment d’écriture, plus fantaisiste, où le crocodile, personnage imposé, apparaît dans tous les textes. Ce plaisir vécu dans la création est le premier enjeu de toute action culturelle. C’est ce sentiment que je voulais faire apparaître au terme de cette journée, et je crois que tous les participants l’ont partagé.

Mais ce sera bientôt sur tout le territoire national le Printemps des Poètes. Nécessaire comme l’air que l’on respire, la poésie est-elle comme lui polluée et invisible ? Où la trouver ? Nous avons inventer de la chercher dans la rencontre avec les mots des poètes quand nous les lisons, quand à notre tour nous nous en servons pour écrire. Autrement dit nous avons trouvée la poésie au carrefour de deux mondes, de deux espaces : l’espace intérieur et l’espace extérieur. Je renvoie le lecteur à la rubrique Eclats où il trouvera un aperçu de notre quête.

A la Boutique, jeudi soir, Jean-Pierre et son djumbee accompagne la première des lectures qui auront lieu tous les mois désormais sur l’initiative de la Mission locale. Parler, lire, écrire, écouter… autant de moments privilégiés dans la rencontre. Manger un beignet, boire un verre, échanger nos impressions, nous y étions aussi conviés par les jeunes de la Mission qui avaient préparé le buffet qui suivit cette lecture.

C’était bien. On recommencera. Jeudi 11 avril à 18h15 et vendredi18 mai à 16h30, avec d’autres textes…

La poésie est un pays, le pays perdu est un poème… c’est sur cette note que s’est achevé mon séjour martien à Chaumont, à cheval sur le seau du printemps !!

Avril

Ciel gris, blanc, ciel de pluie. Obstinée. Les eaux montent. La Somme inonde sa baie. Abbeville fait la première page des journaux. De bric et de broc, de bois et de briques, de leurs mains, beaucoup des inondés avaient construits eux-mêmes la maison qu’ils voient aujourd’hui noyée.

Ici à Chaumont, on se contente d’ouvrir le parapluie ou de rabattre la capuche en soupirant.

A la Maison d’Arrêt, on boude le sport. Le terrain de foot est plein de trous d’eaux. Ca ne donne pas forcément envie d’écrire. En tout cas pas à M. ni à A. qui passent le temps de l’atelier à se bombarder de feuilles roulées en boule. L’affiche du papier Job (voir page centrale) dont nous tentons d’imaginer un arrière-plan possible révèle crûment sous leur stylo ses sous-entendus sexuels. Un conte aussi, cruel que vous pouvez lire en page Eclats.

Visite au Musée de la Crèche où brillent sous l’éclat de leur petite ampoule halogène les crèches iconoclastes de Michel Wohlfahrt. Sous les fleurs – éden ou cimetière- se répète la scène originelle, mystère de la naissance, qui sépare l’homme et la femme dont elle manifeste l’union.

Il faut aller ensuite au pied du Donjon, un des plus beaux points de vue de la ville qui plus est. Aujourd’hui les champs dégorgent de ce trop d’eau qui fera éclater la Bonne Nouvelle du printemps aux premiers rayons du soleil.

L’homme-signe se dresse, s’élance comme directement issu de la terre, animé seulement par « l ‘instinct de ciel » comme Mallarmé nomme la poésie.

Au musée d’Art et d’Histoire, les hommes voilés marchent contre le vent, dansent avec lui.

Hommes-torsades. Hommes-flammes. Hommes plats. Ondulations d’hommes. Hautes silhouettes hautaines aux couleurs de ciel et de terre. Hommes rouges. Hommes bleus. Hommes blancs. O hommes brûlants hors des sables éternels, gardez mémoire de nous, pauvres passants !

Retour aux silos. Les enfants ce matin ont fait montre d’un bel élan dont témoignent la cascade verbale que le lecteur trouvera dans la page Eclats du prochain numéro de « pas de quartier ! » (cet automne). Les plus anciens eux, se sont glissés sous la peau blonde d’une image pour lui donner la parole, c’est-à-dire une âme. Et même plusieurs ! Ils n’ont pas froissés leur  feuille, et vous et vous pourrez donc lire quelques uns de leurs écrits !

A la Mission locale, nous avons joué avec la question « Qui commande ? », qui fait l’objet du concours international du festival de l’affiche de cette année.

« Oublie-moi », dit le couteau à la plaie

On trouvera ces textes, avec ceux des plus jeunes, dans le prochain numéro du journal, et l’on pourra donc cueillir en octobre ces fleurs de printemps !


(Journal résidence 5)

Mai 2001

Tout le monde n'est pas écrivain, mais écrivant, chacun peut tenter d'ouvrir au lecteur, non pas son âme - les entrées en sont si nombreuses, et si obscures les caves et les greniers - mais au moins d'une vue le partage.

Depuis le début de cette résidence, Georges Pérec, créateur avec quelques autres, de l'Oulipo (voir Magazine Littéraire du mois) accompagne nos ateliers, comme beaucoup d'autres d'ailleurs. Les pistes qu'il a ouvertes ne sont pas épuisées.

" Nous vivons dans l'espace, dans ces espaces, dans ces villes, dans ces campagnes, dans ces couloirs, dans ces jardins " écrit-il dans " Espèces d'espaces ". Et aussi : " Vivre, c'est passer d'un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner ".

Le premier espace sur lequel il s'interroge, celui sur lequel il écrit est, précisément, celui sur lequel il écrit. Autrement dit, le sujet de son écrit en est aussi le support : la page.
Cet espace dans l'espace ouvre une fenêtre sur le dedans.

C'est de cette idée que j'ai voulu partir ce mois-ci.

Affiches, photos, tableaux, ou même images mouvantes sur l'écran, chacun a choisi sa vue, pour la partager avec le lecteur dans ce qu'elle levait en lui de sentiments, de souvenirs, d'émotions…
Il s'agit, et ce n'est pas facile, de distinguer les choses de leur représentation. La photo d'un chat est sans danger pour l'oiseau et celle d'un verre d'eau ne réhydrate pas l'assoiffé. Et pourtant l'une et l'autre donnent au " regardeur " des émotions réelles, pourvu qu'elles soient les siennes, c'est-à-dire qu'elles entrent en résonance avec son histoire.
C'est sur cette distinction que nous avons travaillé ces jours de mai où le printemps consent enfin à s'adoucir.
Certains de ces textes ont été lus en juin, on les trouve dans le Grand Livre Ouvert.
Voulez-vous en lire quelques autres ?

Georges Pérec passe tout naturellement de la page au page (le pageot, dit-on aussi, là où on se page, vieil argot pour le lit où l'on se couche).
Nous avions déjà écrits dans certains ateliers précédents sur nos lits d'enfants. Fait la liste de tous les lits (tous les lieux) dans lesquels nous avions souvenir d'avoir dormi (une seule nuit ou des centaines).
Nous avons choisi d'y revenir (pensons que nous passons près d'un tiers de notre vie dans et sur nos lits), comme point de départ d'une histoire comique au tragique lié à un de ces couchages d'exception.


(Journal résidence 6)

Le Grand Livre

Le Grand Livre est Ouvert depuis le 19 octobre 2001 aux 3ème étage des Silos. A l'abri de sa couverture étoilée, on peut y entendre les voix de quelques uns de ceux qui ont participé à toutes ces rencontres d'écriture qui ont jalonné ma résidence depuis mars 2000.
On le retrouvera à partir de la mi-janvier jusqu'à la fin du mois de février dans les locaux du CDDP où vous pourrez encore aller le voir, l'écouter, y entré, quoi ! si vous l'avez raté aux silos !
Mais après ce livre, la résidence continue !
Un nouvel auteur : Hubert Haddad, la partage désormais avec moi.

L'almanach


De la dame Huguenotte à la Maladière en passant par les Tanneries, la Rochotte, le Clos Adonis, Le Cavalier, le lavoir de Buez etc… Du viaduc au Donjon, de la Basilique Saint-Jean-Baptiste aux Vieilles Cours disparues, des Diableries aux expositions d'art contemporain et festival international de l'affiche, la ville de Chaumont est pleine d'histoires qui ne demandent qu'à voir le jour… Histoires courtes, fantastiques ou poétiques, long feuilleton du temps qui passe, jeunes recettes et vieilles énigmes… L'ensemble constituera un almanach de la ville, qui sera publié à la fin de l'année 2002, riche d'images d'hier et d'aujourd'hui.
Hubert sera là en décembre. Je serai là en janvier, et ainsi alternativement jusqu'à juin, nous poursuivrons ensemble ce nouveau projet d'écriture auquel seront associés tous les participants des rencontres, mais aussi les lecteurs de ce journal qui le souhaiteraient : vous aimez Chaumont, vous avez des documents, vous connaissez une figure oubliée de la ville, prenez contact avec nous en appelant Marjorie, aux Silos, pour une rendez-vous, une rencontre, pour lui confier des pistes, des textes, des photos, des idées !!

Novembre


Les premières pluies de novembre marquent la fin de cet été indien que nous avons fêté à la terrasse de nos cafés préférés jusqu'à la semaine dernière encore. De la terre gorgée d'eau, du ciel tôt obscurci, nous faisons miel de mémoire.
Premier pas vers ce portrait éclaté où se mêleront ville réelle et imaginaire : nos grand-pères, réinventés à partir de ce que l'on nous en a dit, qui était peut-être vrai, tel est le premier thème de nos ateliers. (voir rubrique Eclats)


Passage du témoin

Mardi 11 décembre.
Dans la foulée aérienne de Marie-Florence, me voici à Chaumont, ce matin d'hiver. Une lumière extraordinaire étire les perspectives au-dessus des toits et au fond des campagnes visibles depuis la gare. Mais il fait si froid qu'on pourrait presque tailler des blocs de glace dans l'azur.
La première rencontre avec une ville évoque un rendez-vous amoureux : on ne se connaît pas encore, on ne sait pas trop quoi se dire, simplement heureux de découvrir des yeux et un visage. Une silhouette et une allure aussi - chaque ville a les siennes. Et une manière de psychologie qu'on ne peut résumer aux mœurs et coutumes de ses habitants, mais qu'on appellerait bien plutôt l'esprit des lieux, ou l'onde de forme. Chaumont, de ce point de vue arbitrairement humanisé, est à la fois franche et secrète : on l'aborde par ses grands axes, dans son actualité, avant de découvrir un passé nostalgique riche en confidences séculaires. À dire vrai, entre de multiples séjours à Reims, Troyes ou Charleville-Mézières, j'étais déjà venu une fois ou deux dans cette cité protégée des forêts, mais alors distraitement, dans la surprise un peu vague de sites connus et inconnus comme sont les images mêlées des rêves. J'y retrouvais un peu des villes tourangelles décrites par Balzac, quelque chose des quartiers vieux de Laon, perchés sur une butte-témoin, en Picardie - d'ailleurs si proche, par maints aspects, de Langres, en Haute-Marne. Mais c'est deux choses bien différentes que d'être invité à prendre le thé dans une maison hospitalière ou de s'y installer pour une semaine entière, renouvelable tous les deux mois.

En résidence d'auteur à Chaumont, alternée avec celle de Marie-Florence Ehret, c'est d'un regard plus concentré que j'aborde la ville, cette fois en romancier, pour y déchiffrer ses fictions quotidiennes, entendre à travers ses murs le fonds légendaire ancestral, connaître ses fantômes et cette magie spontanée qui souvent échappe aux citadins pris dans les rets de l'habitude. J'ai toujours aimé les villes ; plusieurs de mes récits ont des labyrinthes urbains comme décor, voire comme personnage décisif. Chaumont pourrait à son tour, un jour ou l'autre, devenir l'espace privilégié d'un roman. Il suffit d'y ancrer ses rêves assez longtemps. C'est dans cet état d'esprit qu'on devrait, cette fois collectivement, en invitant tous les Chaumontais en quête de fantaisie, élaborer un ouvrage très singulier, entre fable et chronique, almanach et grimoire, guide onirique et album de création poétique et plastique.

À Chaumont durant cette lumineuse semaine, toujours dans les pas de Marie-Florence, j'ai pu rencontrer nombre de visages, aux Silos, avec un groupe d'adultes déjà bien impliqués dans les processus d'écriture, ou avec des enfants conduits par l'association de lutte contre l'illettrisme " Initiales ", dans la vieille ville aussi, à la maison d'arrêt avec M. Vauge, qui enseigne aux détenus l'avenir et la liberté dans une cellule transformée en école. Les ateliers d'écriture concernent tous les publics, de l'apprenti auteur au simple dilettante, en passant par les personnes de tous âges en difficulté qui, de cent façons, peuvent trouver, grâce à la libre parole et l'écrit réinventé, matière à réconciliations avec la culture vivante. C'est avec les participants aux ateliers d'une part, mais aussi avec les particuliers où qu'ils se trouvent, que notre beau projet prendra corps. Imaginez un ouvrage sur votre ville qui fût comme vous l'imaginez, comme elle traverse vos songes, avec ses emblèmes cachés, ses affabulations, son histoire aussi, car toute fantaisie doit s'appuyer, pour être crédible et riche d'enseignements, sur un fonds d'archives dûment répertoriés, autant que sur la mémoire collective
Avec nos différents partenaires, nous lançons donc aujourd'hui une invitation à participer, de près ou de loin, directement ou non, à cette aventure qui ouvre aussi bien sur la littérature de fiction que sur l'histoire et les arts visuels. Tout peut être sujet à illustration (écrite, picturale ou photographique) - un motif architectural, un coin de rue, un tableau, une coutume locale, un personnage singulier -, pourvu que notre connaissance de la ville s'en trouve éclairée d'une manière ou d'une autre. Le résultat sera, nous l'espérons, un de ces livres qu'on ouvre avec curiosité et plaisir, et qu'on garde en témoignage de l'avenir.

Sachant que la singularité et la concision priment (pas plus d'une ou deux pages par sujet traité), chacun choisira librement son argument à partir des innombrables pistes archivées (dans les Cahiers Hauts-Marnais, par exemple, accessible à la Bibliothèque municipale, et parmi la masse de documents du fonds local) ou de sa propre compétence qu'elle soit feinte ou avérée.
Rappelons pour mémoire, à la suite de Marie-Florence, quelques directions envisageables : un lieu ou un édifice, comme l'écluse de la Maladière ou le viaduc, un rituel comme le Grand Pardon, la présence de Louise Michel ou de Bouchardon, voire de Marcel Arland, les sculptures du Saint-Sépulcre à la basilique ou les crèches du musée, la réalité ouvrière et sociale à travers son histoire, les figures illustres ou simplement typiques, les confréries de tous ordres, la rêverie sur l'étymologie des noms de rues, les drames et les faits-divers marquants - bref : il s'agit de restituer Chaumont dans tous ses états, réels et imaginaires, grâce à l'inventivité multiforme de ses habitants.

Rendez-vous, en ce qui me concerne, la semaine du 19 au 23 février, avec deux dates à retenir, outre les ateliers prévus :
Le vendredi 22 aux Silos pour une rencontre en compagnie de Marie-Florence Ehret, où, en manière de présentation, et avant d'autres invitations d'auteurs, nous lirons chacun de nos poèmes et récits et débattrons ensemble avec le public.
Et le samedi 23 à 11 heures, également aux Silos, autour d'un petit-déjeuner, pour un " atelier ressources ", où nous ferons le point de nos recherches à propos de l'almanach.


(Journal résidence 7)

C’était des allées-venues répétées à travers des campagnes trempées. Des arbres maigres se serraient les uns contre les autres les pieds dans l’eau noire. Les ciels étaient plus variés que les terres, plus colorés, mis à part quelques grands pans verts comme sur des dessins d’enfant.

Le plus souvent plongé dans un livre, dans l’écran de l’ordinateur, sur la page d’un carnet, je levais les yeux de temps en temps sur les talus qui défilaient le long du train, les champs, les ciels, heureuse d’un labour gras, d’une effilochure de nuages, d’une pointe de clocher, de l’arrondi d’une colline. Le lierre triplait le volume des troncs trop frêles, les épaississant d’une persistante toison feuillue. L’eau gelait, opaque, dans les flaques entre les labours, fondait et devenait pur éclat de lumière. Rien qui puisse être retenu…. Les pylônes électriques apparaissaient de place en place, troupeau bien ordonné de Tour Eiffel enfantines.

Pour la première fois, j’abandonnai mes habitudes hôtelières et m’installai, me posai dans un studio perché au 2ème étage d’un étroit escalier tournant.

On préparait le printemps. On le sentait venir dans la façon qu’avait le jour de s’attarder un peu plus longtemps chaque soir dans les rues. La pluie fine pénétrait profond les terres réveillées. On passa la semaine à bricoler des poèmes, à en lire, à en écouter. C’est quoi, un poème, au juste ? Un rythme, un ensemble d’images, un objet textuel, un truc, quoi, qui le plus souvent a jeté son costume de rimes usé pour s’inventer des tours nouveaux, entraîner le lecteur à une écoute active, souple, déliée, dansante, naïve et rusée. Sensible.

La pluie délavait l’encre du gros dossier de carton où étaient inscrits nos noms : liaison Hubert Haddad, Marie-Florence Ehret. Ce n’était plus qu’un continent bleu où se noyaient les réalités.

Un pigeon se posait sur la fenêtre dont je ne songeais pas à tirer le volet. J’aimais trop la lueur jaune du réverbère qui éclairait la vieille façade de la basilique, sa pierre moussue sculptée et usée, figée dans des postures impossibles qui m’enchantaient.

Le vent poussait sans ménagement les traînards. Il ne faisait pas froid, pas vraiment. Mais le froid nous guettait au carrefour. Il attendait son heure. Il n’empêcherait pas le printemps de venir. Le printemps des poètes.

Il faudrait encore poser nos poèmes sur une feuille, choisir la taille des lettres, leur couleur, la part qu’elles tailleraient au blanc et comment elles se marieraient avec lui.

Il faudrait encore traduire ça, qu’on aurait dessiné avec une graphiste, sur l’écran de l’ordinateur. A l’espace multimédia des silos, Samir et Anne le feraient pour nous, avec nous. Et puis ce serait le tour de Jorge à l’atelier de sérigraphie, il passerait des jours entiers à tirer nos affiches, nos poèmes-affiches, avec l’odeur de l’encre, un passage, deux passages, et le papier, son odeur fade et fraîche.

12 affiches plus 2 en 40 exemplaires, qui apparaîtraient toutes ensembles à Chaumont le même jour, ici, là, partout presque.

Ce sera le printemps.

On le savait bien. On le reconnaîtra même s’il est froid comme il sait l’être, et acide. Et pourtant…


(Journal résidence 8)

H. Haddad : Le monde, disait à peu près Mallarmé, est fait pour aboutir à un beau livre. Moins d’un millénaire avant lui, le grand Mohyddin Ibn Arabi, plus philosophe, pensait que l’univers n’est qu’un immense livre où chacun de nous ajoute son mot. Tout cela pour dire l’émotion de voir naître un ouvrage concernant toute une ville et pas mal d’écrivains professionnels ou amateurs (nous sommes tous des dilettantes face au rêve de perfection). Aux éditions le Pythagore, sur des photographies d’Éric Girardot, les auteurs de la Nouvelle Fiction, mouvement littéraire rassemblant une dizaine de romanciers et nouvellistes, auxquels s’adjoignent les Chaumontais conviés à rêver leur ville et toi-même, Marie-Florence, à l’origine de tous ces croisements, auront abouti à quelque chose d’unique : un beau livre, fait pour semer à foison des points d’interrogation, comme disait Cocteau, pour donner du bonheur et de l’inquiétude. De tous les textes qu’on y lira, le tien est le plus imprégné de la ville, le plus amoureux même. En marge du livre et à la manière du Je me souviens de Georges Perec, pourrais-tu nous dire, par jeu, ce que tu gardes pour l’heure de ton séjour sur deux années à Chaumont en Champagne?

M.Fl. Ehret : Je me souviens du premier jour de mon arrivée, je confondais la banque et les Silos. Je me souviens de l’immensité de la plaine qui s’étend sous les remparts, de son charme et de son mystère. Si la Tour d’Arse qui abrite l’association Initiales m’est devenue plus familière, la rue des Tanneries garde le secret des rêves qui l’habitèrent au temps des peaux puantes que l’on baignait dans la rivière. Je me souviens du premier étage de la librairie Apostrophes que les libraires avaient libéré pour accueillir la contrebasse, la batterie et le sax, des gens qui se pressaient jusque dans l’escalier pour écouter les jeunes musiciens de jazz venus accompagner la lecture de « leur » écrivain résident. Je me souviens des terrasses qui fleurissent partout dans la ville au premier rayon de soleil, devant Le Jardin, le Concorde, face à un lilas parfumé près de la rue du théâtre. Je me souviens de Jean-Jacques venu de la Passerelle avec son chien pour improviser sur son djembé des rythmes en accord avec les voix des jeunes de la Mission locale, à la Boutique qui a retrouvé depuis sa vocation commerciale. Je me souviens du poids de la porte de la Maison d’Arrêt que F.V. poussait devant moi. Je me souviens du soleil piqué tout en haut de la pointe de l’Hôtel de Ville. Je me souviens de la foule qui se pressait sur la place le soir du concert des Rita Mitsuko pendant le Festival de l’Affiche. Je me souviens de la grande carcasse de Georges-Olivier. Châteauraynaud arrêté devant le linteau de la basilique Saint-Jean. Je me souviens de la cravate de Joël Morris le soir où l’on reçut les auteurs de Baleine, et de la chemise jaune d’Edris, de la voix de Lyne et de son accordéon, des yeux de Jeanne, du sourire de… des sourires… J’ai la tête pleine de sourires, sourires d’enfants, de détenus, de lecteurs, d’analphabètes, d’aînés et de cadets, une nuée de sourires. Je me souviens des jardins potagers qu’on voit du haut du viaduc en arrivant par le train à Chaumont, « et si j’arrête cette énumération vous pouvez la continuer » (Henri Michaux Qui je fus)

Mais si je me réjouis de ce livre ouvert sur tant de souvenirs, de rêves et d’images, je suis curieuse aussi de l’avenir ! La résidence continue avec toi, Hubert, tu seras là en septembre, en octobre, et jusqu’à l’été prochain au moins. Sais-tu déjà vers quoi tendront les prochains ateliers ? Je sais qu’une Vénus de Chaumont hante déjà tes rêveries…

H. H : Mes rêveries nourrissent la réalité de la fiction à titre personnel, du moins dans la pratique. Tu le sais bien, on ne doit pas trop mettre en avant son propre imaginaire, si on veut susciter tous ceux qui cherchent à se manifester. C’est donc bien éveillé que j’essaie de faire en sorte que se conjuguent chez les autres, par exemple dans les ateliers, onirisme et création. Les ateliers d’écriture sont encore mal ou faussement perçus aujourd’hui à l’extérieur, malgré des réussites évidentes : parce qu’on lie trop le fait d’écrire aux aléas de l’édition et de l’accueil public. Faut-il absolument qu’un texte aboutisse à un article de revue ou à un livre ? Dans d’autres domaines comme la musique ou la peinture, l’essentiel reste le plaisir, l’effort technique, l’approche sensible, l’accomplissement intérieur, la convivialité spirituelle et amoureuse. On peut aussi, à l’occasion, faire des expositions ou organiser un concert public. Mais l’important demeure avant tout l’exercice des formes et des expressions les plus intenses que nous offrent nos cultures.

Comme lire, plus que lire peut-être, en tout cas dans un rapport nourricier avec la lecture, écrire, assurément, est la meilleure école pour garder l’esprit alerte, activer les possibilités intellectuelles, rendre impossible le ressassement qui nous guette dans nos vies ankylosées, découvrir incessamment des ressources neuves et de nouvelles sources. S’il faut encourager absolument l’écriture à tous âges, dans tous les milieux, surtout défavorisés, c’est bien sûr en évitant de tomber dans l’écueil narcissique, toujours négatif et même douloureux, d’ailleurs assez symptomatique de ce qu’enregistre la grande édition. L’atelier d’écriture est d’autant plus enrichissant qu’il ouvre à la connaissance de soi, c’est-à-dire à la découverte de l’autre. Il n’empêche que de magnifiques poèmes surgissent ici et là, souvent chez les plus démunis, en prison, dans les hôpitaux, à faire pâlir bien des œuvres mollement instituées. Il n’empêche que çà et là, de manière assez exceptionnelle, une nouvelle, un roman issus des ateliers pourront trouver à l’occasion un public plus large par le livre.

Quant à moi ce qu’il me plairait de perpétuer cette année à Chaumont, c’est d’abord l’esprit d’amitié et de confiance que tu as su naturellement instituer. Alors seulement l’aventure se poursuivra riche de potentialités. Par la poésie toujours, seule expression qui n’aspire vitalement qu’à la nouveauté, par une pièce de théâtre, peut-être, manière de penser la ville comme une scène où s’avanceront, à leur gré, les habitants devenus acteurs d’une histoire et d’un quotidien soudain élevés à la dramaturgie. Par l’imaginaire, en tout cas, avec le projet que j’espère mener à bien d’un grand festival de la Nouvelle Fiction, carnaval, tam-tam, ou dionysies, dont la première édition aurait lieu à l’automne 2003… Sans trop de nostalgie, puisque nous nous retrouverons bientôt à Chaumont comme ailleurs, j’aimerais, Marie-Florence, que tu termines cet entretien par un clin d’œil, un conseil, une instruction improbable, histoire de rappeler que nous sommes là avant tout pour satisfaire ou malmener l’utopie de vivre…

MFE – Tu as parlé, avec l’enthousiasme et la générosité qui te caractérisent, des vrais enjeux de l’atelier d’écriture, j’ai envie de conclure ce bref échange en évoquant deux bonheurs de lecture. Deux livres écrits par des auteurs contemporains, deux femmes, nées à quelques années d’intervalle, l’une à Lyon et l’autre à Karachi, deux histoires fascinantes qui nous révèlent le monde, un monde étrange, énigmatique, magique, terrible, intime et lointain, notre monde. A travers le roman-conte de Dominique Mainard : Leur histoire (Ed Joelle Losfeld) une petite fille qui n’est ni sourde ni muette accède enfin à la parole après un long périple intérieur dont les autres, sa mère, le directeur d’école, détiennent les clés… La fiancée pakistanaise de Bapsi Sidwa (Ed. Actes sud, coll. Babel) nous emmène à Lahore puis dans les montagnes où vivent des hommes fous de fierté. J’ai lu ces livres, comme j’ai vécu à Chaumont, à la rencontre de mon semblable, si proche et si lointain, mon autre sans qui je ne serais rien. Je quitte aujourd’hui Chaumont, sans nostalgie, puisque reste écrit en nous le temps passé ensemble, puisque nos regards continueront à se croiser dans chaque lecture, dans l’odeur des lilas, sur un petit pan de mur rose.

Marie-Florence Ehret

 

Retour ChaumontRetour Résidences Retour menu