Le rôle de l’écrivain dans un contrat Ville-Lecture

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Et si l’atelier d’écriture était avant tout l’expérience d’un silence inouï ?

Quand j’ai commencé à rencontrer des enfants, dans les classes, à la bibliothèque des enfants, à Beaubourg, je ne me suis pas posé de questions. Je venais de publier mon premier livre, j’avais sympathisé avec la bibliothécaire qui avait lancé, bien avant tout le monde, une animation autour d’une palette graphique à laquelle j’avais amené mon fils. Nous n’étions pas très nombreux et c’est ainsi que nous avons fait connaissance, c’est elle qui m’a entraînée dans cette aventure.

Elle a perçu tout de suite, je crois, qu’elle tenait là un de ces écrivains hybrides pour qui le monde des livres n’est pas l’unique lieu où loge la vérité[1], et qu’à ce titre, bilingue en quelque sorte, je pourrais faire quelque chose.

Quoi ?

C’est ce que nous apprenons en le faisant.

C’est une question qui ne peut se satisfaire d’aucune réponse arrêtée.

J’ai publié depuis une douzaine de livres, pour tous les âges, des plus jeunes aux plus vénérables, en poésie et en prose, j’ai fait écrire des centaines d’enfants, d’adultes, public captif ou volontaire.

Ce furent des heures intenses, inoubliables, passionnantes et fécondes. Je concevais alors le rôle de l’écrivain comme celui d’un témoin. Quelqu’un qui vient, en chair et en os, répondre de son engagement dans une pratique que beaucoup peuvent croire totalement irréelle, imaginaire, immatérielle, inactuelle, morte en somme, et n’appartenant au mieux qu’à un passé lointain. Je venais au fond, dire à la petite fille que j’avais été qu’un écrivain n’était pas forcément un vieil homme barbu avec la légion d’honneur. Si la lecture avait été ma passion dès le plus jeune âge, si les livres m’avaient paru souvent plus habitables que le monde réel, je ne pouvais pas imaginer que l’écriture puisse m’appartenir aussi. Je l’ai appris par désespoir.

Elle m’appartient. Elle appartient à tous.

C’est de cela que je venais témoigner.

Et je voudrais évoquer ici plus particulièrement deux de ces rencontres, qui me semblent nous intéresser particulièrement dans le cadre de ces journées.

La première a eu lieu dans une école primaire de la ZEP de Melun, dans le cadre de l’opération « L’Ami littéraire » menée depuis des années par la Maison des Ecrivains [2]. Les petits, des CP qui ne savaient pas encore écrire, ont accueilli toute l’année cette écrivain qui venaient parler avec eux, écrire sous leur dictée des poèmes d’objets rouges, de rêves à faire peur, qui leur lisait des poèmes rigolos, de Queneau, de Tardieu ou d’autres, que l’on imitait ensuite, qui partageait en somme avec eux ses plaisirs et ses curiosités du moment. Un matin, je suis arrivée avec le catalogue d’une exposition. Les tableaux exposés représentaient des « écritures magiques » ainsi que les avaient nommés l’écrivain Franck André Jamme, qui avait organisé cette exposition. Il s’agissait, expliquait-il dans un texte préalable (et très beau soit dit en passant) d’ « écrits » réalisés par les membres d’une tribu analphabète de l’Inde profonde, les Korwa. Bientôt, nous étions tous à quatre pattes dans la salle de gymnase, avec de grandes feuilles A3 et des feutres épais. J’invitais les enfants à « écrire », comme l’avait fait les Korwa avant eux, à s’emparer de ce geste qu’ils ne maîtrisaient pas pour le seul plaisir de laisser sur la page une trace, plus ou moins linéaire comme celle qu’ils avaient vu dans les livres ou sur le carnets des ethnologues venus les étudier. Bien sûr, cette écriture « magique » nous ne pouvions pas la lire, c’était donc à eux de nous dire ce qu’ils avaient écrit, afin que nous puissions, s’ils en étaient d’accord, la noter en écriture commune, celle qu’ils allaient apprendre tout au long de l’année. A tour de rôle, chacun vint « lire » son écrit à la maîtresse ou à moi. Certains rentraient presque en transe, inspirés par ces graphes inventés, ces petites traces presque iconiques qui évoquaient des escargots ou des soleils ! « Et puis le garçon il tombe dans le puits, et puis il rencontre un magicien… ».

Dans la machine il y a Paméla
Dans la neige j’ai vu un escargot
Un couloir dans l’école Jules Ferry
Les nuages escargots volent et changent de place.
Escargot soleil laine, c’est fini.

nous dit Paméla. Elle rayonnait de joie, regardant le mystère de ces signes dans lesquels elle s’était retrouvée, elle, son école, le macro et le microcosme.

Hervé lui ne disait rien. Ce « bon élève » d’origine asiatique, enfant très sage et très silencieux avait tracé quelques figures, presque rien, et restait muet, bras ballant près de la maîtresse navrée. Je les rejoignis. « Roue », dit Hervé. J’écrivis « roue », et le félicitait.

Roue
Triangle
Eau
Carré
Des bateaux

Il me regardait avec inquiétude. Vraiment, c’était bien ? J’étais contente ? Il avait fait ce que je demandais ?

C’est au moment de la lecture à haute voix qu’eut lieu l’instant le plus fort, le plus bouleversant de l’atelier. Tous les enfants écoutaient les textes que nous avions écrits sous leur dictée, en regardant la planche originale que chacun tenait vis à vis de ses camarades.

Quand je lus ce que j’appellerai le poème d’Hervé, une certaine qualité de silence régna. Mieux que tous les mots, ce silence, suspendu, troublé, touché lui montra la qualité de ce qu’il avait écrit. Plus de maître, mais ce souffle suspendu de l’autre…

 

Et si l’atelier d’écriture était avant tout l’expérience d’un silence inouï ?

Un silence plein, un silence éloquent, un silence enfin, plus convaincant que tous ces mots dont on peut dire : « C’est bien joli, tout ça, mais ce ne sont que des mots ! »

La deuxième rencontre que je souhaite évoquer devant vous a eu lieu à Charleville, dans la cadre d’un travail d’alphabétisation proposée par l’association La Ronde des découvertes. Une douzaine de femmes se retrouvent régulièrement au local de l’association pour apprendre avec Virginie à lire et à écrire. Beaucoup ont élevé les enfants et regrettent de n’avoir pu les accompagner dans leur scolarité, elles viennent, maintenant qu’elles disposent d’un peu plus de temps. Quelques unes, plus jeunes, souvent poussées par les aînées, tente d’apprendre sans attendre. Ecrire, elles ne savent pas, ou à peine, elles tracent avec difficulté ces pattes de mouche dans un geste que leur main, que leurs doigts ne sont pas habitués à faire.

Nous avons écrit, des phrases très courtes, et puis nous avons parlé. Et peu à peu, sur ma demande, chacune a évoqué un souvenir personnel, un tout petit souvenir, avais-je dit, bon ou mauvais, dont on offre le récit aux autres, comme un cadeau. Sur chaque souvenir, nous avons travaillé par un jeu de questions-réponses qui enrichissaient au fur et à mesure le texte que j’écrivais, au fil de leur parole. Mes questions les faisaient rire : je voulais tout savoir, la couleur de la robe et le nom de l’arbre, la matière de la cuvette, les cailloux sur le sol, le silence, la musique, les oiseaux, l’heure qu’il était, l’ordre dans lequel on mettait les légumes… Elles ne se souvenaient pas, disait-elle. J’insistais. On avait le droit d’inventer aussi, dans les trous de la mémoire… Quand je revenais la semaine suivante, cette échange que nous avions eu était devenu un récit, une vraie histoire comme dans les livres. Les questions avaient disparu, ne restaient que les réponses, leurs réponses, leurs mots qu’elles reconnaissaient avec un certain étonnement.

Là encore, les plus forts instants de l’atelier étaient les instants silencieux qui succédaient à la lecture à haute voix que je faisais du texte, du « rendu ». Elles m’avaient vu écrire pendant qu’elles parlaient. Elles regardaient ce petit carré à moitié noirci au milieu de la page blanche. L’émotion était là enclose. La lecture en était la clé. C’est elles, un petit morceau d’elles qui était enfermé là, elles n’en revenaient pas.

Avec ma grand-mère, on prend les couvertures, les draps, les pantalons, les robes et toutes les affaires, on remplit les paniers qu’on attache sur le dos de l’âne. Et puis on part à la rivière. On passe le long des champs où poussent les oliviers, les poiriers, les figuiers, on s’éloigne des maisons , on descend jusqu’à la rivière par un chemin caillouteux et on rejoint les autres femmes qui font leur lessive.

On choisit des grandes pierres plates et on frotte le linge avec des morceaux de savon. Ma robe est trempée, ma grand-mère aussi est toute mouillée. Le soleil chauffe, la fraîcheur de l’eau est agréable.

Djedjiga

 

Aujourd’hui je fais partie d’un plan, le contrat Ville-lecture que l’Etat a signé avec la ville de Chaumont à laquelle ce label a été attribué.

Dans le cadre de cette résidence, nous avons dans un premier temps mis en place des rencontres régulières avec les associations ou institutions qui ont répondu à la proposition : Initiales, bien sûr, mais aussi, Poinfor, la Mission locale et la Maison d’Arrêt. Sans compter les rencontres ponctuelles, avec les écoles, par exemple, ou dans le cadre d’animations exceptionnelles comme le Festival de l’Affiche.

Mon rôle se borne-t-il à multiplier les témoignages, les expériences, les rencontres avec le public le plus large possible ? C’est la question que je me pose. Pouvons-nous poser ensemble un acte de création conséquent ? Produire un objet d’écriture propre à entrer dans l’échange social, à nous y faire entrer, ensemble, sans que les acteurs premiers ne se sentent oubliés ?

Le journal « Pas de quartier », conçu et réalisé par la médiathèque de Chaumont se veut le support de cette démarche. Il est le premier pas dans un projet qui reste à concevoir, ensemble, libres ou enfermés, avec ceux qui ne feront que passer et ceux qui suivront le projet jusqu’à son terme.

Marie-Florence Ehret septembre 2000

 

Je voudrais ajouter quelques mots à la suite de l’intervention que vient de faire Pierre Bastoul. Donner un peu de chair au portrait robot qu’il a tracé du délinquant –portrait robot qui, soit dit en passant, correspond à un point près à celui de l’artiste, également agressif, égocentrique et asocial, susceptible de passage à l’acte, mais à l’acte symbolique (pas exclusivement d’ailleurs). L’accès au symbolique semble la principale, voire la seule différence entre un délinquant « type », et un artiste, étant entendu que personne ne correspond jamais exactement à son type, et que c’est dans cet écart, même infime, que se joue notre liberté.

Je voulais donc donner un visage, un nom à ce portrait robot, un faux nom bien sûr, le respecte de l’anonymat des détenus étant un de leurs droits fondamentaux. Appelons-le Frédéric, par exemple. Il a vingt ans, les cheveux coupés ras, il vient d’une cité. Il s’est fait prendre pour un casse. Je ne le sais pas encore. Il me regarde avec un mélange de méfiance et d’espoir. Sur le qui-vive, prêt à mordre. Qu’est-ce que je lui veux ? Qu’est-ce que je peux faire pour lui ? L’enseignant l’a informé de cette rencontre avec un écrivain. Il a dit oui, qu’il voulait venir ; Pourquoi ? La prochaine fois peut-être, je leur demanderai. M’avoueront-ils qu’ils viennent pour passer le temps ? Pour sortir de la cellule… Leurs réponses m’étonneront-elles ? En tout cas, il est là, ce matin. Et quand je demande à chacun d’écrire une phrase courte, n’importe laquelle, la première qui leur passe par la tête, il le fait, comme tous les autres. Je leur lis alors un texte de Leiris ( « …reusement ! » extrait de Biffures) dans lequel l’écrivain ouvre sur plusieurs pages la phrase « Sur le sol de la pièce le soldat vient de tomber ». Fort de cette lecture, chacun lit sa phrase et nous imaginons des pistes qui permettent de la développer. Frédéric lit « Je crève la dalle ». Il me balance la phrase dans la figure. La littérature, il s’en fout, lui, il crève la dalle. Je lui demande : « Tu as faim ? » Il sourit. Bon, j’entends cette langue… on va pouvoir parler. Mi-hargneux, mi-narquois (du moins est-ce ainsi qu’il m’apparaît) il m’explique que le gardien l’a réveillé pour venir à l’atelier (sur sa demande du jour précédent, ce qu’il oublie à l’instant) et qu’il n’a pas eu le temps de prendre de petit-déjeuner. Nous échangeons encore quelques mots puis chacun reprend sa phrase pour l’ouvrir, la développer, lui trouver des extensions. Frédéric joue le jeu. Tout le monde écrit. Nouveau tour de lecture. Frédéric lit (je cite de mémoire) « Quand j’avais dix-douze ans, je voulais être un boss comme ceux de mon quartier, mais pas n’importe quel boss, un vrai, un de ceux qui a été en prison. Si j’avais su ! Maintenant j’ai faim de vivre. Quand je sortirai d’ici, je dévorerai la vie comme je dévorerai la gamelle à midi ».

« Qu’est-ce que tu sais maintenant que tu ne savais pas ? » lui ai-je demandé.

Et je ne me souciais plus non plus de littérature quand je lui posai cette question.

« Tout à l’heure je vais sortir, dans une heure, une heure et demi ajoutai-je en regardant ma montre. Et toi, tu vas rester. Et cet après-midi, je vais rencontrer des petits mômes comme celui que tu étais. J’ai pas envie de les retrouver dans dix ans enfermés. Et toi non plus. Alors, qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Qu’est-ce que tu sais, dis-moi. Dis-le moi pour eux !! »

Frédéric n’était plus ni narquois ni hargneux, pendant une heure, ensemble, avec lui et les autres, on a réfléchi… On n’a pas trouvé la solution miracle, bien sûr, sinon je vous le dirais, mais cette réflexion n’en a pas moins été formidablement féconde.

Telle quelle, l’histoire est bouclée, et je pourrais la conclure, je voudrais cependant y ajouter deux faits qui, s’ils en dispersent l’efficacité narrative, n’en ont pas moins leur propre intérêt.

« Gamelle » avait écrit Frédéric. Gamelle, ça fait chien, avait protesté un des participants. Frédéric avait cherché un autre mot. « Le repas » sonnait faux. Idem, le déjeuner, « mon plat ». « La soupe », c’était l’expression la plus usuelle. Pourtant, ce n’est pas de la soupe qu’il allait manger… On a cherché encore. C’était une discussion littéraire.

Tandis que nous discutions autour de son « si j’avais su », un événement exceptionnel s’est produit : le directeur de l’établissement lui-même est venu nous saluer. Il est entré précédé d’un gardien, sans frapper bien sûr, les gardiens ne frappent pas avant d’entrer dans une cellule ! (et l’école est une double cellule, en haut d’une galerie, au cœur de l’espace de détention). Il nous a salués « Madame, messieurs (ou monsieur, la nuance on le verra est d’importance) » Il a prononcé quelques mots courtois et puis il s’est retiré en nous souhaitant « Bon courage ». C’était une marque de reconnaissance notable de sa part que de venir dans notre atelier en officialiser l’existence, en quelque sorte. J’en appréciais le sens, tout en regrettant l’interruption. Mais quand je me retournai, je vis mon Frédéric livide, mâchoires serrées, les yeux jetant des étincelles de fureur.

« Vous avez entendu, bon courage, il vous a souhaité bon courage ! Il faut du courage pour travailler avec des merdes comme nous. »

Ce n’est pas du tout ce que j’avais compris. « C’est à vous qu’il souhaitait bon courage, bon courage de vous affronter à l’écriture ! Du ministre à l’écrivain, en passant par l’instit et l’ouvrier, tout le monde a peur devant la page blanche ! Rien de plus redoutable que le monstre écriture ! C’est à vous qu’il a souhaité bon courage ! Bon courage de vous coltiner un écrivain, des livres, de l’écriture ! »

«  Nous ? il ne nous a même pas regardés, pas salués, « madame, monsieur », nous rien, pas un mot, pas un regard !!! »

J’abrège un échange qui ne se calma que très lentement, et au terme duquel, malgré ma sincérité, il me fut impossible de convaincre mon interlocuteur, soutenu par tous les autres détenus, que la courtoisie du directeur s’adressait aussi à eux… Je dus envisager qu’ils pouvaient avoir raison. Que le directeur avait peut-être dit « Monsieur », s’adressant à l’enseignant, et non « messieurs » comme je l’avais entendu. Que son « Bon courage » ne s’adressait peut-être pas à eux…

Ce portrait de Frédéric ne dément pas celui qu’avait tracé Pierre Bastoul. Il souligne seulement que, si ce qui manque le plus à un jeune délinquant, c’est l’accès au symbolique, rien n’est plus important que le langage, c’est à dire la parole, non comme outil de communication, mais comme dimension symbolique dans laquelle se constitue l’identité. Comme espace littéraire, c’est-à-dire espace de création et d’interprétation.



[1] Je renvoie pour éclairer cette phrase à l’ouvrage d’Yvonne Johannot : Illettrisme et rapport avec l’écrit. PUF 1994 en particulier p151-152.

[2] Pour tout renseignement s’adresser à la Maison des écrivains Donatella Saulnier 01 49546880

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