Ce texte est publié dans "Enfants, parents
et rapport à l'écrit" Prévenir l'illettrisme disponible
auprès de l'association Initiales Tour d'Arse 2 rue des tanneries 52000
Chaumont tel/fax : 0325010116 Et si l’atelier d’écriture
était avant tout l’expérience d’un silence inouï ?Quand j’ai
commencé à rencontrer des enfants, dans les classes, à la bibliothèque des enfants,
à Beaubourg, je ne me suis pas posé de questions. Je venais de publier mon premier
livre, j’avais sympathisé avec la bibliothécaire qui avait lancé, bien avant tout
le monde, une animation autour d’une palette graphique à laquelle j’avais amené
mon fils. Nous n’étions pas très nombreux et c’est ainsi que nous avons fait connaissance,
c’est elle qui m’a entraînée dans cette aventure. Elle a perçu tout de
suite, je crois, qu’elle tenait là un de ces écrivains hybrides pour qui le monde
des livres n’est pas l’unique lieu où loge la vérité,
et qu’à ce titre, bilingue en quelque sorte, je pourrais faire quelque chose.
Quoi ? C’est ce que nous apprenons en le faisant. C’est
une question qui ne peut se satisfaire d’aucune réponse arrêtée. J’ai publié
depuis une douzaine de livres, pour tous les âges, des plus jeunes aux plus vénérables,
en poésie et en prose, j’ai fait écrire des centaines d’enfants, d’adultes, public
captif ou volontaire. Ce furent des heures intenses, inoubliables, passionnantes
et fécondes. Je concevais alors le rôle de l’écrivain comme celui d’un témoin.
Quelqu’un qui vient, en chair et en os, répondre de son engagement dans une pratique
que beaucoup peuvent croire totalement irréelle, imaginaire, immatérielle, inactuelle,
morte en somme, et n’appartenant au mieux qu’à un passé lointain. Je venais au
fond, dire à la petite fille que j’avais été qu’un écrivain n’était pas forcément
un vieil homme barbu avec la légion d’honneur. Si la lecture avait été ma passion
dès le plus jeune âge, si les livres m’avaient paru souvent plus habitables que
le monde réel, je ne pouvais pas imaginer que l’écriture puisse m’appartenir aussi.
Je l’ai appris par désespoir. Elle m’appartient. Elle appartient à tous.
C’est de cela que je venais témoigner. Et je voudrais évoquer ici
plus particulièrement deux de ces rencontres, qui me semblent nous intéresser
particulièrement dans le cadre de ces journées. La première a eu lieu dans
une école primaire de la ZEP de Melun, dans le cadre de l’opération « L’Ami
littéraire » menée depuis des années par la Maison des Ecrivains .
Les petits, des CP qui ne savaient pas encore écrire, ont accueilli toute l’année
cette écrivain qui venaient parler avec eux, écrire sous leur dictée des poèmes
d’objets rouges, de rêves à faire peur, qui leur lisait des poèmes rigolos, de
Queneau, de Tardieu ou d’autres, que l’on imitait ensuite, qui partageait en somme
avec eux ses plaisirs et ses curiosités du moment. Un matin, je suis arrivée avec
le catalogue d’une exposition. Les tableaux exposés représentaient des « écritures
magiques » ainsi que les avaient nommés l’écrivain Franck André Jamme, qui
avait organisé cette exposition. Il s’agissait, expliquait-il dans un texte préalable
(et très beau soit dit en passant) d’ « écrits » réalisés par les membres
d’une tribu analphabète de l’Inde profonde, les Korwa. Bientôt, nous étions tous
à quatre pattes dans la salle de gymnase, avec de grandes feuilles A3 et des feutres
épais. J’invitais les enfants à « écrire », comme l’avait fait les Korwa
avant eux, à s’emparer de ce geste qu’ils ne maîtrisaient pas pour le seul plaisir
de laisser sur la page une trace, plus ou moins linéaire comme celle qu’ils avaient
vu dans les livres ou sur le carnets des ethnologues venus les étudier. Bien sûr,
cette écriture « magique » nous ne pouvions pas la lire, c’était donc
à eux de nous dire ce qu’ils avaient écrit, afin que nous puissions, s’ils en
étaient d’accord, la noter en écriture commune, celle qu’ils allaient apprendre
tout au long de l’année. A tour de rôle, chacun vint « lire » son écrit
à la maîtresse ou à moi. Certains rentraient presque en transe, inspirés par ces
graphes inventés, ces petites traces presque iconiques qui évoquaient des escargots
ou des soleils ! « Et puis le garçon il tombe dans le puits, et puis
il rencontre un magicien… ». Dans la machine il y a
Paméla Dans la neige j’ai vu un escargot Un couloir dans l’école Jules
Ferry Les nuages escargots volent et changent de place. Escargot soleil
laine, c’est fini. nous dit Paméla. Elle rayonnait de
joie, regardant le mystère de ces signes dans lesquels elle s’était retrouvée,
elle, son école, le macro et le microcosme. Hervé lui ne disait rien. Ce
« bon élève » d’origine asiatique, enfant très sage et très silencieux
avait tracé quelques figures, presque rien, et restait muet, bras ballant près
de la maîtresse navrée. Je les rejoignis. « Roue », dit Hervé. J’écrivis
« roue », et le félicitait. Roue Triangle
Eau Carré Des bateaux Il me regardait avec inquiétude.
Vraiment, c’était bien ? J’étais contente ? Il avait fait ce que je
demandais ? C’est au moment de la lecture à haute voix qu’eut lieu
l’instant le plus fort, le plus bouleversant de l’atelier. Tous les enfants écoutaient
les textes que nous avions écrits sous leur dictée, en regardant la planche originale
que chacun tenait vis à vis de ses camarades. Quand je lus ce que j’appellerai
le poème d’Hervé, une certaine qualité de silence régna. Mieux que tous les mots,
ce silence, suspendu, troublé, touché lui montra la qualité de ce qu’il avait
écrit. Plus de maître, mais ce souffle suspendu de l’autre… Et
si l’atelier d’écriture était avant tout l’expérience d’un silence inouï ? Un
silence plein, un silence éloquent, un silence enfin, plus convaincant que tous
ces mots dont on peut dire : « C’est bien joli, tout ça, mais ce ne
sont que des mots ! » La deuxième rencontre que je souhaite évoquer
devant vous a eu lieu à Charleville, dans la cadre d’un travail d’alphabétisation
proposée par l’association La Ronde des découvertes. Une douzaine de femmes se
retrouvent régulièrement au local de l’association pour apprendre avec Virginie
à lire et à écrire. Beaucoup ont élevé les enfants et regrettent de n’avoir pu
les accompagner dans leur scolarité, elles viennent, maintenant qu’elles disposent
d’un peu plus de temps. Quelques unes, plus jeunes, souvent poussées par les aînées,
tente d’apprendre sans attendre. Ecrire, elles ne savent pas, ou à peine, elles
tracent avec difficulté ces pattes de mouche dans un geste que leur main, que
leurs doigts ne sont pas habitués à faire. Nous avons écrit, des phrases
très courtes, et puis nous avons parlé. Et peu à peu, sur ma demande, chacune
a évoqué un souvenir personnel, un tout petit souvenir, avais-je dit, bon ou mauvais,
dont on offre le récit aux autres, comme un cadeau. Sur chaque souvenir, nous
avons travaillé par un jeu de questions-réponses qui enrichissaient au fur et
à mesure le texte que j’écrivais, au fil de leur parole. Mes questions les faisaient
rire : je voulais tout savoir, la couleur de la robe et le nom de l’arbre,
la matière de la cuvette, les cailloux sur le sol, le silence, la musique, les
oiseaux, l’heure qu’il était, l’ordre dans lequel on mettait les légumes… Elles
ne se souvenaient pas, disait-elle. J’insistais. On avait le droit d’inventer
aussi, dans les trous de la mémoire… Quand je revenais la semaine suivante, cette
échange que nous avions eu était devenu un récit, une vraie histoire comme dans
les livres. Les questions avaient disparu, ne restaient que les réponses, leurs
réponses, leurs mots qu’elles reconnaissaient avec un certain étonnement. Là
encore, les plus forts instants de l’atelier étaient les instants silencieux qui
succédaient à la lecture à haute voix que je faisais du texte, du « rendu ».
Elles m’avaient vu écrire pendant qu’elles parlaient. Elles regardaient ce petit
carré à moitié noirci au milieu de la page blanche. L’émotion était là enclose.
La lecture en était la clé. C’est elles, un petit morceau d’elles qui était enfermé
là, elles n’en revenaient pas. Avec ma grand-mère, on prend
les couvertures, les draps, les pantalons, les robes et toutes les affaires, on
remplit les paniers qu’on attache sur le dos de l’âne. Et puis on part à la rivière.
On passe le long des champs où poussent les oliviers, les poiriers, les figuiers,
on s’éloigne des maisons , on descend jusqu’à la rivière par un chemin caillouteux
et on rejoint les autres femmes qui font leur lessive. On choisit
des grandes pierres plates et on frotte le linge avec des morceaux de savon. Ma
robe est trempée, ma grand-mère aussi est toute mouillée. Le soleil chauffe, la
fraîcheur de l’eau est agréable. Djedjiga Aujourd’hui
je fais partie d’un plan, le contrat Ville-lecture que l’Etat a signé avec la
ville de Chaumont à laquelle ce label a été attribué. Dans le cadre de
cette résidence, nous avons dans un premier temps mis en place des rencontres
régulières avec les associations ou institutions qui ont répondu à la proposition :
Initiales, bien sûr, mais aussi, Poinfor, la Mission locale et la Maison d’Arrêt.
Sans compter les rencontres ponctuelles, avec les écoles, par exemple, ou dans
le cadre d’animations exceptionnelles comme le Festival de l’Affiche. Mon
rôle se borne-t-il à multiplier les témoignages, les expériences, les rencontres
avec le public le plus large possible ? C’est la question que je me pose.
Pouvons-nous poser ensemble un acte de création conséquent ? Produire un
objet d’écriture propre à entrer dans l’échange social, à nous y faire entrer,
ensemble, sans que les acteurs premiers ne se sentent oubliés ? Le
journal « Pas de quartier », conçu et réalisé par la médiathèque de
Chaumont se veut le support de cette démarche. Il est le premier pas dans un projet
qui reste à concevoir, ensemble, libres ou enfermés, avec ceux qui ne feront que
passer et ceux qui suivront le projet jusqu’à son terme. Marie-Florence
Ehret septembre 2000 Je voudrais ajouter quelques mots à la suite
de l’intervention que vient de faire Pierre Bastoul. Donner un peu de chair au
portrait robot qu’il a tracé du délinquant –portrait robot qui, soit dit en passant,
correspond à un point près à celui de l’artiste, également agressif, égocentrique
et asocial, susceptible de passage à l’acte, mais à l’acte symbolique (pas exclusivement
d’ailleurs). L’accès au symbolique semble la principale, voire la seule différence
entre un délinquant « type », et un artiste, étant entendu que personne
ne correspond jamais exactement à son type, et que c’est dans cet écart, même
infime, que se joue notre liberté. Je voulais donc donner un visage, un
nom à ce portrait robot, un faux nom bien sûr, le respecte de l’anonymat des détenus
étant un de leurs droits fondamentaux. Appelons-le Frédéric, par exemple. Il a
vingt ans, les cheveux coupés ras, il vient d’une cité. Il s’est fait prendre
pour un casse. Je ne le sais pas encore. Il me regarde avec un mélange de méfiance
et d’espoir. Sur le qui-vive, prêt à mordre. Qu’est-ce que je lui veux ?
Qu’est-ce que je peux faire pour lui ? L’enseignant l’a informé de cette
rencontre avec un écrivain. Il a dit oui, qu’il voulait venir ; Pourquoi ?
La prochaine fois peut-être, je leur demanderai. M’avoueront-ils qu’ils viennent
pour passer le temps ? Pour sortir de la cellule… Leurs réponses m’étonneront-elles ?
En tout cas, il est là, ce matin. Et quand je demande à chacun d’écrire une phrase
courte, n’importe laquelle, la première qui leur passe par la tête, il le fait,
comme tous les autres. Je leur lis alors un texte de Leiris ( « …reusement ! »
extrait de Biffures) dans lequel l’écrivain ouvre sur plusieurs pages la phrase
« Sur le sol de la pièce le soldat vient de tomber ». Fort de cette
lecture, chacun lit sa phrase et nous imaginons des pistes qui permettent de la
développer. Frédéric lit « Je crève la dalle ». Il me balance la phrase
dans la figure. La littérature, il s’en fout, lui, il crève la dalle. Je lui demande :
« Tu as faim ? » Il sourit. Bon, j’entends cette langue… on va
pouvoir parler. Mi-hargneux, mi-narquois (du moins est-ce ainsi qu’il m’apparaît)
il m’explique que le gardien l’a réveillé pour venir à l’atelier (sur sa demande
du jour précédent, ce qu’il oublie à l’instant) et qu’il n’a pas eu le temps de
prendre de petit-déjeuner. Nous échangeons encore quelques mots puis chacun reprend
sa phrase pour l’ouvrir, la développer, lui trouver des extensions. Frédéric joue
le jeu. Tout le monde écrit. Nouveau tour de lecture. Frédéric lit (je cite de
mémoire) « Quand j’avais dix-douze ans, je voulais être un boss comme ceux
de mon quartier, mais pas n’importe quel boss, un vrai, un de ceux qui a été en
prison. Si j’avais su ! Maintenant j’ai faim de vivre. Quand je sortirai
d’ici, je dévorerai la vie comme je dévorerai la gamelle à midi ». « Qu’est-ce
que tu sais maintenant que tu ne savais pas ? » lui ai-je demandé. Et
je ne me souciais plus non plus de littérature quand je lui posai cette question.
« Tout à l’heure je vais sortir, dans une heure, une heure et demi
ajoutai-je en regardant ma montre. Et toi, tu vas rester. Et cet après-midi, je
vais rencontrer des petits mômes comme celui que tu étais. J’ai pas envie de les
retrouver dans dix ans enfermés. Et toi non plus. Alors, qu’est-ce que je pourrais
leur dire ? Qu’est-ce que tu sais, dis-moi. Dis-le moi pour eux !! » Frédéric
n’était plus ni narquois ni hargneux, pendant une heure, ensemble, avec lui et
les autres, on a réfléchi… On n’a pas trouvé la solution miracle, bien sûr, sinon
je vous le dirais, mais cette réflexion n’en a pas moins été formidablement féconde. Telle
quelle, l’histoire est bouclée, et je pourrais la conclure, je voudrais cependant
y ajouter deux faits qui, s’ils en dispersent l’efficacité narrative, n’en ont
pas moins leur propre intérêt. « Gamelle » avait écrit Frédéric.
Gamelle, ça fait chien, avait protesté un des participants. Frédéric avait cherché
un autre mot. « Le repas » sonnait faux. Idem, le déjeuner, « mon
plat ». « La soupe », c’était l’expression la plus usuelle. Pourtant,
ce n’est pas de la soupe qu’il allait manger… On a cherché encore. C’était une
discussion littéraire. Tandis que nous discutions autour de son « si
j’avais su », un événement exceptionnel s’est produit : le directeur
de l’établissement lui-même est venu nous saluer. Il est entré précédé d’un gardien,
sans frapper bien sûr, les gardiens ne frappent pas avant d’entrer dans une cellule !
(et l’école est une double cellule, en haut d’une galerie, au cœur de l’espace
de détention). Il nous a salués « Madame, messieurs (ou monsieur, la nuance
on le verra est d’importance) » Il a prononcé quelques mots courtois et puis
il s’est retiré en nous souhaitant « Bon courage ». C’était une marque
de reconnaissance notable de sa part que de venir dans notre atelier en officialiser
l’existence, en quelque sorte. J’en appréciais le sens, tout en regrettant l’interruption.
Mais quand je me retournai, je vis mon Frédéric livide, mâchoires serrées, les
yeux jetant des étincelles de fureur. « Vous avez entendu, bon courage,
il vous a souhaité bon courage ! Il faut du courage pour travailler avec
des merdes comme nous. » Ce n’est pas du tout ce que j’avais compris.
« C’est à vous qu’il souhaitait bon courage, bon courage de vous affronter
à l’écriture ! Du ministre à l’écrivain, en passant par l’instit et l’ouvrier,
tout le monde a peur devant la page blanche ! Rien de plus redoutable que
le monstre écriture ! C’est à vous qu’il a souhaité bon courage ! Bon
courage de vous coltiner un écrivain, des livres, de l’écriture ! » «
Nous ? il ne nous a même pas regardés, pas salués, « madame, monsieur »,
nous rien, pas un mot, pas un regard !!! » J’abrège un échange
qui ne se calma que très lentement, et au terme duquel, malgré ma sincérité, il
me fut impossible de convaincre mon interlocuteur, soutenu par tous les autres
détenus, que la courtoisie du directeur s’adressait aussi à eux… Je dus envisager
qu’ils pouvaient avoir raison. Que le directeur avait peut-être dit « Monsieur »,
s’adressant à l’enseignant, et non « messieurs » comme je l’avais entendu.
Que son « Bon courage » ne s’adressait peut-être pas à eux… Ce
portrait de Frédéric ne dément pas celui qu’avait tracé Pierre Bastoul. Il souligne
seulement que, si ce qui manque le plus à un jeune délinquant, c’est l’accès au
symbolique, rien n’est plus important que le langage, c’est à dire la parole,
non comme outil de communication, mais comme dimension symbolique dans laquelle
se constitue l’identité. Comme espace littéraire, c’est-à-dire espace de création
et d’interprétation. |