Dessine-moi une sirène


Mai-juin 2005
collège de Chambly
vous pouvez lire l'ensemble des textes produits dans le cadre de l'atelier.

Quatre séances d'initiation à l'écriture poétique avec une classe de sixième
Monsieur Jean-Philippe Taboulot, professeur
Madame Isabelle Rakotoarijaona, documentaliste

Pour la Maison des écrivains et Ariane Dreyfus qui nous a donné un si bon exemple, ces quelques lignes…


Première séance

Il y a plusieurs années que je travaille avec Isabelle Rakotoarijaona et Jean-Philippe Taboulot. En principe, je prends toujours la classe entière afin qu'ils puissent l'un et l'autre participer aux ateliers. Selon les séances, je diversifie les consignes, je répartis les groupes d'écriture afin de ne pas demander des temps d'écoute trop long. Isabelle et Jean-Philippe accompagnent plutôt qu'ils n'encadrent un chemin que nous parcourons tous ensemble.
Jean-Philippe Taboulot avait préparé ma venue en demandant à chaque élève de choisir un poème dans le recueil " Semer le vent ", et un autre dans l'ensemble des poètes contemporains dont le CDI leur offrait un premier aperçu (y compris les recueils de poésie " pour enfants ")
Ils arrivent donc avec leurs deux poèmes soigneusement copiés sur une double feuille, et ceux qui le souhaitent font lecture à haute voix de l'un, de l'autre ou des deux.
Je réagis à l'un de mes poèmes en expliquant les circonstances dans lesquelles je l'ai écrit. A d'autres, que j'aurais pu choisir. Desnos par exemple. J'évoque le surréalisme, je souligne la liberté des images. Je remarque que certains des poèmes sont encore très proches de la comptine - nous parlons de cette première écriture poétique, de son rôle pour la mémoire, et pour le plaisir… (une poule sur un mur…)

Puis chacun est invité à choisir un mot dans l'un ou l'autre des poèmes qu'il a recopiés, mot qui servira à la fois de titre et de noyau au poème que l'on va écrire.
J'insiste sur la dimension plastique du poème (j'évoque Mallarmé et Le coup de dés, Apollinaire et les calligrammes, la documentaliste trouve et montre aussitôt les textes dont je parle) et je leur demande de poser les mots sur la feuille, vers par vers, en considérant toute la longueur de la ligne, toute l'étendue de la page. Penser qu'en posant des mots, ils posent aussi le blanc qui l'entoure, avant, après…
Puis je leur demande d'écrire une couleur.
Vers suivant (ligne suivante), une phrase simple : sujet verbe
Puis un mot isolé, un substantif
Une indication de temps ou de lieu
Une phrase à l'infinitif
Une phrase qui commence par plus tard avec le verbe au présent
Une expression où figure ni…ni
Une phrase sans verbe
Une phrase qui commence par ailleurs
Une phrase sujet-verbe
Une expression nominale
Un vers qui commence par comme
Un adjectif qui qualifie un mot de la phrase précédente
Une phrase au futur

Certains n'ont pas réussi à suivre la liste des contraintes (je donne des exemples pour chaque consigne, mais le vocabulaire grammaticale les gêne)
D'autres ont " normalisé " la suite des mots en rajoutant des liaisons, conjonctions diverses.
Chacun lit à haute voix ce qu'il a écrit et me confie ce texte, avec ses ratures (l'usage de la gomme est interdit) ses gribouillis…

Deuxième Séance

J'ai tapé tous leurs textes, en reprenant parfois les expressions pour les conformer à la consigne ou en remplaçant les pronoms par les noms. Par exemple :

Au printemps, la rosée du matin
Regarder celle-ci

devient :

Au printemps
Regarder la rosée du matin

Plus loin dans le poème Jessica a écrit :

Ailleurs, la rose grandira
Une rose n'est point guerrière
Comme la rose peut être rouge
La rose est la plus belle fleur
Elle sera la beauté du émerveilleument

Et je tape :

Ailleurs
la rose grandit

Une rose n'est point guerrière
Même rouge
Comme la beauté
Elle restera merveilleuse

D'abord je rends à chacun la version tapée de son texte, que je lis à haute voix au fur et à mesure, tandis qu'Isabelle redonne les originaux. Un silence étonné, respectueux, admiratif, accueille ces lectures. " C'est moi qui ai écrit ça ? ". La question a été souvent posée au cours de ses " retours ", dans cet atelier comme dans d'autres. Non, à cause des modifications opérées - des coupures souvent, (qu'ils n'acceptent pas toujours), un ordre un peu différent des mots, le temps d'un verbe - mais à cause de la magie de la voix (la voix du poète - la voix haute, la voix autre). Je leur demande de comparer attentivement ce que j'ai tapé, et lu, avec ce qu'ils avaient écrits. Je leur rappelle qu'ils sont les auteurs, et qu'ils ne sont absolument pas obligés de souscrire à mes propositions. On peut en parler, mais dans un premier temps, je ne les explique pas, je les invite à travailler " à l'oreille " ainsi que je le fais moi-même. En leur rappelant qu'ils doivent " défendre " leur texte quand ils le lisent eux-mêmes, pour eux-mêmes, le faire passer par leur corps. J'évoque l'importance de l'acte de lecture : toute lecture (et pas seulement celle du théâtre) est interprétation : le sens n'est pas donné comme dans un ordre, il est à construire par le lecteur, il varie d'un lecteur à l'autre, d'une époque à l'autre…
Isabelle et Jean-Philippe ont écrit, tout comme moi. Je donne donc lecture de nos textes, au milieu des autres et sans commentaire particulier. Tandis que la première lecture par l'enseignant de son écriture avait suscité une attention particulière, on lui prête cette fois moins d'attention, l'auteur est moins mis en avant par cette deuxième lecture, à laquelle je prête ma voix, que le texte lui-même. La qualité d'attention est tangible, porteuse pour chacun d'une reconnaissance. Le poème d'Anthony, qui avait soulevé des sourires moqueurs lors de la première lecture est écouté, et apprécié dans le mystère de sa simplicité, l'émotion passe. Elle s'entend. Anthony l'entend.

La poste

Jaune
La poste est jaune
Une autre ville
Il pleut
Je regarde la poste
Plus tard
La poste est détruite
Ni matin ni soir
Pourtant la poste est belle
Ailleurs
Une poste sera construite
Une poste nouvelle
Elle sera construite près de la boulangerie

Au terme des lectures, chacun épluche son texte. Marvin a écrit : ressuscitation, nous cherchons ensemble le mot " correct ", puis nous constatons que le mot " ressuscitation ", s'il n'existe pas, est néanmoins parfaitement compréhensible, conforme à la logique de la langue, et c'est en connaissance de cause que Marvin le garde au détriment de " résurrection " (si l'érection n'est pas évoquée pour rejeter le mot, la récitation et la citation sont entendues dans le néologisme, et appréciés).
J'avoue les avoir beaucoup bousculés lors de cette première séance, et me propose de continuer !
Leur professeur d'arts plastiques m'a confié la liste des amorces qu'elle leur a données cette année et sur lesquelles ils ont travaillé. J'en ai choisi trois, que je leur rappelle :
- Choisir un angle de vue intéressant et représenter la sculpture (3D) en respectant le plus possible : formes, propositions, volume et ombre/lumière par des moyens graphiques 2D (crayon, graphite, papier)
- Un enfant attaqué par deux rossignols (Marx Ernst) Inventer un tableau piège où les choses représentées mélangent le vrai et le faux : son cadre et le tableau (couleur, matière, dimension, 2d, 3d…) liste à dresser : vrai/faux, relief/plat, 3d/2d, présenter/représenter
- Froisser, déchirer, coller : représenter un paysage (1 feuille blanche de dessin, 1 feuille blanche papier machine.
Ils doivent choisir l'un de ces trois moments, celui qui les inspire le plus, celui dont ils se souviennent le mieux, ou qui leur a donné le plus de plaisir, dans la création ou dans la production… Ce sera le point de départ de leur nouveau poème.
J'ai pensé qu'ils seraient installés plus confortablement en investissant les deux petites salles adjacentes, mais ce déplacement est l'occasion de beaucoup d'agitation, On choisit selon le copain avec qui on veut être, on hésite, on change de place…Les groupes se constituent avec difficulté, on s'agite beaucoup, trois garçons se retrouvent sur Un enfant attaqué par deux rossignols, ils ne savent comment démarrer, je leur suggère de se servir du titre qu'ils utilisent tous les trois de façon très semblable (Un orphelin agressé par des asticots, Un délinquant battu par deux pucerons, Un vieux en guerre contre deux moucherons). Dans la deuxième salle, un groupe de filles affirment " j'ai rien compris, qu'est-ce qu'y faut faire ? " Nous allons d'un groupe à l'autre sans réussir à installer vraiment le silence et la disponibilité qui devraient permettre au poème de s'écrire.
Le plus grand nombre retient le mot " paysage ". Un semblant de calme se réinstalle, mais à la fin de la séance, certaines rendront feuille blanche, navrées de n'avoir pas réussi à écrire à cause du bruit.

3ème séance

Madame Danielle Dubois-Marcoin, maître de Conférences et chercheur à l'INRP, s'est jointe à notre groupe, et aussi Caroline Moine, professeur de lettres remplaçante rattachée u CDI. Les enfants ne prêtent pas d'attention particulière aux adultes. Ils attendent avec curiosité le retour de leurs poèmes, et le même silence attentif règne tout au long de la lecture. Deux des trois élèves qui n'avaient pas écrit sont venus avec un texte. Nous sommes étonnés de la qualité de ce qui s'est écrit malgré tout.
La plupart ont choisi " Le paysage ", sans trop se soucier des contraintes qui l'accompagnaient. Beaucoup sont repartis d'un adjectif de couleurs, et souvent du blanc, matière première du paysage :

Blanc

On sent sa douceur dans le creux de la main
Le corps s'appuie
Sur sa blancheur
On voudrait la toucher

Un oiseau passe au loin
On envie ses ailes
Des ailes, c'est notre rêve
Pourquoi ?
Pour rejoindre les nuages, bien sûr !
Mais notre vœu
Se réalisera-t-il ?

Eugénie a accepté de concentrer la première strophe, mais elle refuse de laisser tomber les deux derniers vers. Anthony a composé une sorte de Genèse :

Blanc comme la neige sur les grandes montagnes
Verts comme les grands arbres
Gris comme les souris
Marron comme la terre
Noir comme la nuit
Rouge comme le feu
Jaune comme le soleil
Bleu comme la mer

Un homme vient au monde
Suivie d'une femme
Et de leurs animaux

Alvin avait fait un calligramme : deux nuages et une ligne brisée, montagnes ?? il est très satisfait de la réécriture (j'ai seulement rajouté : les nuages à la fin du premier vers pour marquer la circularité qu'inscrivait le dessin)

Les nuages c'est beau les nuages blancs c'est beau les nuages

Les nuages qui cachent le soleil jaune

Le paysage est beau quand le soleil se couche derrière les nuages qui le cachent

Elles ne sont que deux à avoir choisi " l'angle de vue ". Aurélie s'est en plus servie de la suggestion que je leur ai fait de reprendre un mot ou deux dans les poèmes précédents (copiés ou écrits). Elle écrit :

J'ai trop de larmes pour pleurer
Je suis les saisons et mon destin

Ce qui donne lieu, au moment de la lecture, à un questionnement sur " suis ", verbe être ou verbe suivre… ? La question restera ouverte, et le mot apprécié pour les deux possibilités de lecture qu'il offre.
Quelques commentaires… les textes dactylographiés et retouchés me sont rendus… et maintenant ?
Je donne à chacun un texte tapé, différent, ils reconnaissent assez vite qu'il s'agit de fragments d'un conte qu'ils ont lu et étudié en classe : La Petite Sirène d'Andersen (c'est sur la demande de monsieur Taboulot que j'utilise pour l'atelier un texte traité par ailleurs). Je les invite alors à opérer sur le texte qu'ils ont en main un caviardage systématique, qui se transforme, pour des raisons techniques en prélèvements. (On encadre d'abord ce qu'on retient plutôt que de noircir ce qu'on enlève), puis on recopie sur une feuille blanche les mots, expressions conservés, en les laissant en place sur la feuille, comme des îles au milieu du blanc de la page, et on les lit, mettant des silences là où il y a des blancs.
Certains s'efforcent de préserver le fil narratif, d'autres juxtaposent des expressions qui leur plaisent sans souci d'histoire, d'autres réussissent à donner naissance à une autre histoire…

4ème séance

Elle a lieu l'après midi même. Nous sommes alors en possession d'un " dossier " composé de tous les travaux précédents - poèmes copiés, poème écrit vers par vers, poème " plastique ", auxquels viennent s'ajouter un poème de Robert Desnos : Ma Sirène, et un poème de Guillaume Apollinaire : Les sirènes.
Je fais lecture à haute voix de ces deux derniers poèmes, et invite les élèves à écrire à leur tour leur(s) sirène(s), en utilisant tout le matériau de mots, d'images, tout l'espace de la page et de la pensée qu'ils ont expérimentés depuis le début, et dont ils ont la trace dans ces pages de brouillons ou dactylographiés, raturés ou pas…
De leur propre initiative, ils se répandent alors sans bruit dans le CDI, trouvant en un instant leur place, dans une pièce ou l'autre, à notre grand étonnement ravi, et ils écrivent, nous laissant nous aussi écrire (sauf quelques uns plus inquiets, qui viennent demander, C'est bien , et auxquels je réponds : je ne sais pas, c'est toi qui sais. On écoutera tout à l'heure) Nous échangeons des regards par-dessus nos feuilles raturées. Les plus rapides relisent, certains tentent un second texte. Tous semblent prendre plaisir à cet exercice et à l'autonomie qui leur est laissée.

Si Aurélie commence de façon assez enfantine :

Ma sirène
S'appelle Irène
Elle n'habite pas à la ferme
Mais moi j' l'aime
Elle a cependant visiblement trouvé une liberté :
Elle est peut-être
Blonde, brune ou rousse
Je ne sais pas
Elle vire de gauche à droite
De haut en bas
Sans savoir pourquoi

Elle nage en vague
Et en zig-zag
Elle est agile
mais pas fragile

c'est la mienne
et pas la tienne !

Loïc a risqué le verbe " baiser ", il bafouille et s'affole au moment de le lire.

Ma sirène est transparente
Il y a des poissons
J'ai créé une île pour eux
Il y a un prince et sa belle épouse pour les accueillir
Les hommes de l'air sont présents à chaque ouverture
Le Prince baise le front de son épouse
Ses beaux cheveux blonds, les paupières de ses yeux bleus
Et ses beaux seins

J'ai seulement supprimé " avec ", proposé " paupières ", et corrigé l'orthographe. (phrase originale : avec ses beau cheveux blond au yeux bleu et ses beau seins). Le trouble du désir peut se dire, et Loïc en est visiblement satisfait.
La dernière séance s'achève trop vite.

Bien sûr en quatre séances, nous n'avons parcouru qu'une toute petite partie du territoire poétique.
Après mon départ, Isabelle et Jean-Philippe se sont chargés des photocopies, l'enseignante d'arts plastiques devait proposer une couverture et quelques travaux d'élèves - déjà faits, mais ils se révèlent inexploitables, et c'est Isabelle et Caroline qui prennent en charge l'accompagnement plastique du recueil - collages et transparent. J'ai proposé un titre, et une courte introduction :

Dessine moi une sirène

Que la poésie, et avec elle le langage tout entier, ne se réduise pas à sa signification, tout le monde le sait, le sent, le pressent. Que la rime n'en soit pas la marque nécessaire est déjà plus difficile. Qu'elle soit un dessin sur la page, qu'elle soit faite aussi de ses blancs, voilà ce que je voulais faire expérimenter aux apprentis poètes de 6ème.
La saisie informatique rend mal compte de la liberté graphique de ces premiers écrits.
Puis nous nous sommes appuyés sur quelques unes des amorces pratiquées par le professeur d'arts plastiques pour mieux leur faire sentir le lien du poétique au graphique.
Nous nous sommes finalement livrés au caviardage d'une page de La petite sirène d'Andersen, qu'ils avaient lue et étudiée en classe précédemment, et après avoir lu ensemble Ma sirène, de Robert Desnos et Les sirènes de Guillaume Apollinaire, nous avons dessiné -sans calligramme - notre sirène

Marie-Florence Ehret Juin 2005

 

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