Paris-Madras-Paris

 

J'aurais voulu reprendre pour vous tout ce que j'ai noté au fil des jours sur le petit carnet aux pages grises acheté entre deux trains à Chengalpattu.
Je voudrais aussi partager sans délai les impressions de ce voyage avant que d'autres images, d'autres odeurs, d'autres goûts, d'autres attentes les recouvrent.
Donc, je laisse tomber - pour l'instant ou pour toujours, qui sait ? le récit détaillé dans lequel je m'étais lancée, pour ne confier à ce site, c'est à dire à vous, lecteurs contemporains, immédiats, que quelques noms propres, quelques croquis aquarellés sur les pages grises, quelques aquarelles maladroites ou inspirées faites aux heures chaudes où il est bon rester assis à l'ombre, ou aux premières heures du jour, quand l'air garde encore un peu de la fraîcheur, toute relative de la nuit.
Juste un itinéraire…


Nous débarquons, Ariane et moi, à l'aéroport de Chennai le 4 août 2001à 4h du matin, heure locale.
Le jour n'est pas levé quand un taxi nous conduit de l'aéroport à l'hôtel Paradise. Suivant les indications de Bruno et Solange, nous avons pris un taxi pré-payé pour nous emmener au Paradise hôtel, " en face du Star Theater ", ai-je précisé au chauffeur, ainsi que Solange m'a écrit de le faire. J'ai trouvé l'adresse dans le Guide du Routard, catégorie " bon et très bon marché ", elle a réservé pour nous par téléphone, de Pondichéry, mais il n'y en a pas trace à notre arrivée… Peu importe, il y a une chambre libre, un lit double, un ventilateur, une douche.
Il est six heures du matin quand nous nous endormons, malgré les protestations d'un coq dont les vigoureux appels se mêlent aux croassements des corbeaux.
Le ventilateur brasse bruyamment l'air chaud quand nous réveillons, vers 10 heures, trempées de sueur, excitées, ravies d'avance.
Nous descendons dans la rue qui se découvre à nous comme une extraordinaire scène de théâtre.
Premiers saris, premier jasmin - oh, l'odeur du jasmin échappée des colliers de fleurs fraîches qui ornent les cheveux noirs des femmes ! Femmes minuscule drapées dans leur sari de couleurs vives, ventre nu sous le pan léger de tissu, femmes miniatures, petites princesses aux pieds nus.
Premier thé, laiteux, sucré, parfumé, un peu écoeurant… premières vaches, premiers klaxons.
Nous partons à travers Madras à laa recherche de la mer.
Où sommes-nous, au milieu de carrefours gigantesques où les véhicules les plus disparates roulent en klaxonnant dans tous les sens, dans des rues de sable où les femmes vivent assises sous des toits de palmes et de cartons, entre deux rangées de maisons d'ocre et de safran, devant les grilles d'un jardin luxuriant, entre les étals de bananes et de fleurs, sur un pont qui passe au dessus d'une ville dépotoir, entre deux rails, sur un quai, au milieu des bus en partance ?
Premier rickshaw, motor-rickshaw, ce deux-places de tôle jaune et noir mu par un moteur pétaradant de mobylette. Plus tard, nous oserons le vrai rickshaw, tiré par un homme en vélo (pour en voir, en savoir plus sur les rickshaws, les temples, Ganesh, Pondichéry, vous pouvez consulter le site de nos amis Bruno et Solange : http://brusol.ouvaton.org/)
Après plusieurs heures de promenade, nous n'avons pas trouvé la mer mais nous avons retrouvé le Paradise hôtel. Nous cherchons un peu de repos dans la chaleur étouffante de la chambre dont le ventilateur ne marche plus : il suffira de mettre la clé à la bonne place pour tout faire repartir ! Dans toutes les chambres à venir, un système d'interruption générale est ainsi prévu pour économiser l'électricité ! On ne l'oubliera pas.
Ni la découverte de la terrasse, le ciel immense sur la ville immense, la silhouette des cocotiers, l'arbre épais habité de perruches criardes qui traversent le ciel d'un vol décisif, de l'éclair de leur ventre vert, la mosquée et son jardin vague, les corbeaux familiers, bec ouvert au vent, les petits écureuils qui courent sur les murets et grimpent le long des troncs.
A sept heures, la nuit est tombée, j'appelle Bruno et Solange. Je ne leur ai jamais parlé : nous ne nous connaissons encore que par e.mail. C'est une amie, institutrice au Burkina, qui m'avait donné leur adresse. Une amitié nourrie sur l'écran plus souvent qu'à la terrasse du café.
Je découvre donc la voix chaleureuse de Bruno, son petit accent toulousain. Rendez-vous est pris pour le lendemain à Mahabalipuram, dit aussi Mamallapuram, un peu au sud de Madras. ils nous attendront au Seabreeze où ils nous réserveront une chambre en arrivant.
Première promenade nocturne, il ne s'agit pas de se perdre ! Mais on se sent déjà " chez nous " au Paradise hôtel, à Triplicane, à Madras, en Inde.
Première nuit indienne.
Premier bus.

Seconde étape.
Solange et Bruno nous ont réservé une chambre mitoyenne de la leur, au Seabreeze. L'hôtel et sa piscine nous paraissent luxueux, ils nous attendent au Nautilus.
Solange et Bruno, en chair et en os !
Nous passons du virtuel au réel. Un réel de rêve…
Luxueuse aussi, savoureuse surtout, la cuisine de Jean-Jacques, au Nautilus (retenez le nom), un ancien du Burkina, lui aussi, marié aujourd'hui à un jeune Indienne et heureux papa.
On est en famille en somme !
Comment saisir la lumière qui passe sur notre balcon à travers les feuilles des papayers et les palmes de cocotiers ?

et la lumière sur la mer, juste derrière la piscine.

Le site de Mahabalipuram est trop réputé pour que j'en parle. Nos amis nous en font faire le tour, en taxi, de la grotte du Tigre

aux Cinq Ratha

en passant par le Mandapa de Krishna, la Descente du Gange,

l'allée des sculpteurs… la boule de beurre

C'est trop ! Nous n'avons pas assez de mains, pas assez d'yeux ni d'esprit. (pour plus de détails, voir n'importe quel guide).
" J'habite ici, à Pondichéry, répète Solange aux vendeurs de cartes postales et de pierres de lune qui ne se découragent pas pour autant. " I live here "
Moi, je ne sais plus où j'habite.
Solange et Bruno doivent rentrer à Pondy, on les retrouvera un peu plus tard, nous restons encore une journée.
Retournons sur les lieux de la veille.
Sur les marches du Mandapa de Krishna, Ariane a accepté les services d'un guide qui récite dans son anglais d'Indien ce que j'ai lu le matin dans le guide bleu. Elle ne l'écoute plus tandis qu'après avoir manifesté ma mauvaise humeur de cet accompagnement, je me suis mise à suivre avec plaisir ses explications. Ainsi, c'est le dieu lui-même qui trait cette vache lèchant tendrement son petit…

Le soleil tape fort sur les blocs de granit sculptés. Le yogi de pierre est imperturbable,

le chat yogi qui l'imite un peu plus bas ne l'est pas moins !
Et voici le petit temple que la mer en reculant a découvert

Nous nous attardons malgré les vendeurs de cartes postales et de pierres de lune. Nous regardons longuement les éléphants de pierre

et les petites chèvres de poils qui grimpent avec nous sur le Gopura de Rayala…
Où irons nous ensuite ? Les possibles sont si nombreux, les désirables si multiples que l'on s'y perd… Irons-nous au Kerala malgré la " grande mousson " ? Dans l'Andra Pradesh, région moins visitée par les touristes ? Quand passerons-nous à Pondichéry ? On se renseigne, on hésite, on mélange tout.
Finalement, on prend le bus pour Kanchipuram.
Kanchipuram, ses temples et ses brahmanes toujours un peu ventrus.

Après les corbeaux, les perruches, les écureuils, les vaches, les chèvres, les petits cochons noirs et roses, les buffles aux cornes spiralées et les bœufs aux cornes peintes de vert et de rouge, ornées souvent en leur pointe d'une clochette, voici les singes. On en voit un, puis deux, puis dix, dans les niches du temple, sur le haut des enceintes, partout. Et sur les toits des maisons, sur les terrasses.
Pas de piscine ni de mer. Reste la douche en attendant que le soleil descende et que les pierres des temples ne brûlent plus, brûlent un peu moins la plante nue des pieds… On visite, dans l'ordre ou dans le désordre le temple de Varadajara Swami, celui d'Ekambareshvera et celui de Kailashanata. A moins que ce ne soient d'autres !
Au troisième temple, Ariane est au bord de la syncope. Un rickshaw nous ramène au Saravana-Bavan. Hôtel. Il y a un restaurant végétarien, un grand restaurant, une sorte de cantine où l'on vient seul ou en famille manger du riz sur une feuille de bananier. Nous n'allons pas plus loin pour aujourd'hui.
Demain… demain sera un autre jour !
Après Kanchipuram, nous voulons " une petite ville ", quelque chose de reposant, pensons-nous. Et en train, dit Ariane, qui n'en peut plus des klaxons, des secousses, de la poussière des bus.
Ce sera Kumbakonam.
La gare de Kanchipuram est au milieu des arbres, à l'écart de la ville. Le train part à 6h heures du matin, nous trouvons un hôtel juste à côté. La terrasse est entourée d'arbres, elle jouxte notre chambre, j'y passe l'après midi à laver, lire, dessiner en écoutant les feuilles et les oiseaux chanter ensemble.

Tant pis si les moustiques transforment notre courte nuit en long cauchemar ! Nous nous munirons dès demain de crème et de tortillons… L'aube nous libère, le train nous emmène. Dans le wagon pour "ladies only" une armada de jeunes filles finissent de se coiffer, de se mettre de la crème, mangent avec des gestes d'une adresse exquise, boivent sans toucher des lèvres le bord de leur petite bouteille de plastique, comme Pierre Lartigue (L'Inde au pied nu), et Marco Polo avant lui l'ont déjà remarqué.
Le train s'arrête à Chengalpattu. Nous en avons un autre dans une heure pour Kumbakonam, le temps de faire un tour dans la rue du marché, d'acheter un carnet de route, un sac de jute coloré, de manger une banane, de boire un thé…

Nous arrivons en pleine chaleur à Kumbakonam. Longs pourparlers avec la réception qui ne veut pas nous donner la chambre d'où l'on voit un arbre car les toilettes sont " à l'indienne ". Nous avons beaucoup de mal à les convaincre que cela nous convient beaucoup mieux que le siège " à l'anglaise " de la chambre mal aérée qu'ils prétendent nous attribuer. Ou celle à air conditionné que nous ne voulons même pas visiter. Enfin les draps sont changés, les valises sont montées nous pouvons nous doucher. Je sors seule, laissant Ariane se reposer dans cet hôtel prétentieux où nous a envoyées " la princesse ". La princesse, une belle Indienne en sari jaune exceptionnellement grande, et naturellement majestueuse, qui partageait notre compartiment dans la seconde partie du voyage,, accompagnée de sa belle-mère et de sa jeune belle-sœur. Les trois femmes allaient à Tanjore - Thanjavur- et nous avons failli continuer jusque là avec elles. Ce sera notre prochaine étape. La princesse est médecin, nous dit-elle. Ses bras sont couverts de bracelets d'or, et les colliers d'or s'emmêlent autour de son cou. Sur son nez légèrement busqué brille un bijou d'or. Elle vient juste de se marier, un mariage arrangé par les familles, explique-t-elle. La belle-mère approuve. Ariane s'étonne, la jeune mariée avait vu son promis en photo. Il lui avait plu. Elle avait accepté et ne semble pas le regretter. Elle le rejoindra dans quelques jours, en Australie, où il travaille comme informaticien. Je crois que la princesse va nous inviter chez elle, à Tanjore, mais elle nous souhaite seulement bon voyage, et à cause d'elle nous nous sommes retrouvées dans le hall de marbre de cet hôtel prétentieux…
Je sors, donc, je fuis les serviteurs empressés et la chambre un peu obscure, mon agacement et ma compagne de voyage.
De la terrasse, car heureusement il y une terrasse, j'ai repéré des zones vertes, gros bouquets de cocotiers, de bananiers et de neems disséminés dans la ville qui n'est pas si petite.Je marche un peu dans les rues poussiéreuses, je veux m'engager sous les arbres mais un militaire me fait signe de reprendre la rue principale " dangerous " dit-il, ou quelque chose comme ça.
Je bois un thé, ce " tchaï " sucré et laiteux, parfumé de girofle, auquel j'ai pris goût. Je me perds un peu jusqu'au bord d'un énorme bassin d'ablution qui fait une tâche de lumière et de tranquillité dans le brouhaha urbain. Je remarque à l'un des coins du bassin des hommes, des femmes, à pied, en vélo ou motos, arrêtés, nez en l'air. Tous les regards sont tournés dans la même direction. Que guettent-ils ? Je ne vois rien qu'un charognard comme il y en a tant, perché en haut d'un pylône électrique. Je ne m'attarde pas, pressée d'aller chercher Ariane pour partager avec elle la beauté de ce bassin. Elle accepte avec empressement de redescendre avec moi. Nous retournons ensemble vers le grand bassin. La foule s'est légèrement déplacée mais elle est toujours là. Les regards sont tournés maintenant sur le haut d'un des petits temples qui entourent le bassin. L'oiseau est perché là, je reconnais sa tête claire que j'avais vaguement remarquée la première fois. C'est donc bien lui que tout le monde observe avec piété ? The bird, on nous le confirme, mais pourquoi ? Nous observons à notre tour, attendons sans savoir quoi. La vie continue tout autour, klaxons, vélos, passants divers…. Arrive une mobylette diffusant une épaisse fumée blanche. Son passage distrait une seconde notre attention. Au même moment, toutes les têtes se tournent : l'oiseau s'est envolé. C'est fini. La foule se disperse, se fond dans le mouvement général…
Partager sans savoir quoi, toucher le mystère de l'autre, être saisie par l'insaisissable … au fond, n'est-ce pas cela que je recherche dans tous mes voyages ?
On reste encore longtemps près du grand bassin dans lequel hommes et femmes se lavent, frappent le linge, sans fin, semble-t-il. Un deux trois, un deux, un, un deux trois, un deux trois, un deux trois, un deux, un, un deux trois….
On va dîner. On commence à repérer ce qui nous convient : plain rice pour Ariane : du riz blanc. Masala dosaï pour moi, sorte de crêpe accompagnée de sauces pimentées et garnies de légumes.
Le lendemain matin, nous quittons sans regret l'hôtel de la princesse.
Lenteur tranquille du train en route vers Tanjore. Premiers ibis blancs
Dans une large mare noire se baignent des buffles gris dont affleurent juste le museau. A côté, des hommes torse nu, la tête coiffée d'un turban. Une prière diffusée par un micro.
Le train accélère. Il corne et siffle et corne encore. Chanson des roues sur les rails.
Par la fenêtre ouverte l'air chaud mêle ses parfums à celui du jasmin qui se flétrit lentement dans mes cheveux.
Dans les champs, pliées en deux, des femmes aux saris multicolores grattent la terre. Elles sarclent, binent, repiquent le riz en plein soleil de midi.
Fleurs de marais mauves, feuilles de lotus…
Le train arrive à Tanjore… Nous avons repris le Guide du Routard. Le Radjah Resthouse s'écarte de la grande rue par une allée de sable bordée de bougainvilliers rouges, oranges et roses. Pas d'étages, les chambres donnent sur une galerie qui entoure à moitié un patio fleuri. Par la fenêtre du fond protégée d'un solide grillage, je vois passer dans un vague terrain assez propre une famille de petits cochons noirs, un singe, des chèvres sont parqués dans un enclos mitoyen.
Paradis de verdure que ne trouble pas le concert ininterrompu des klaxons, fond lointain mêlé de musique et d'aboiements.
Dans le patio de l'hôtel aussi fleurit un bougainvilliers. On le voit bien de la galerie où je sors un fauteuil pour lire, pour peindre, devant la porte ouverte de notre chambre.

On aime aussi la musique lancinante qui ne s'arrête jamais et vient d'on ne sait où, à quelques centaines de mètres derrière le terrain vague.On attend que décline un peu la chaleur du jour pour aller à Brahadeswara Temple.

Brahadeswara Temple
Comme un grand château fort entouré de murailles sur lesquels se suivent sagement -vache ou bœuf ? les silhouettes à la queue leu leu qui se découpent sur le ciel.
La pierre jaune, dorée, rouge, gorgée de soleil, presque brûlante encore sous le pied nu.
On circule, on prie, seul, en couple, en famille, on se repose sur l'herbe, on dépose offrandes et prières un peu partout. Les hirondelles tournent en criant que le jour tombe. Et il tombe.
Ariane s'attarde longuement sur les détails des peintures - fresques murales tout autour de la vaste esplanade du temple. Elle me fait admirer la grâce naïve des arbres, le plissé en tulipe renversé de certaines robes de femme, la courbe de la trompe d'un éléphant, l'apparition fantomatique d'une vache inachevée ou usée par le temps…
La nuit est tombée. Il y a de la lumière, de la musique, là-bas, de l'autre côté du Nandi Mandapa, un " pavillon dont la toiture en terrasse est supportée par de hauts piliers ornés de sculptures en haut relief, [qui ] abrite une colossale statue de Nandi, taillée dans un seul bloc de granit noir, de 6m de long et de 2,60m de large et de 3,70m de hauteur ; des libations quotidiennes d'huile et de lait l'ont polie, jusqu'à lui donner un aspect métallique ".
Et là nous assistons au plus émouvant, au plus gracieux, au plus admirable, au plus magnifique, au plus magique spectacle qui soit.
Accompagnée de trois chanteuses et deux musiciens, cordes et percussion, roulant des yeux, mimant la force et la faiblesse, doigts recourbés, pieds et mains fardés de rouge, déployant entre les jambes vertes de son costume une intimité rouge s'ouvrant et se refermant en éventail, une jeune fille donne corps deux heures durant aux vers anciens du Mahabarratha sous la lumière de deux projecteurs, dans la nuit à ciel ouvert. Au dessus de la scène de pierre, noir, énorme veille Nandi.
On quitte le temple émerveillées. Aux portes du temple,nous dînons dans une petit restaurant aux murs verts comme les feuilles de bananier.
On reste encore une nuit, encore un jour….

Le soir, on retourne au temple, on retrouve le ballet criard des hirondelles, on repasse plus rapidement devant les peintures. On s'attarde sur l'herbe au milieu des familles. On espère vaguement un nouveau miracle. Mais non, rien que le miracle du soir qui tombe, de la nuit chaude et bruissante. On accompagne à la gare une Corinne, arrivée au Radjaresthouse, épuisée par 17 heures de bus et qui a retrouvé quelque force dans les heures douces du soir partagé.
On repart le lendemain pour Trichy - Tiruchirapalli.

Ce qu'il y a de bien en Inde, c'est qu'il y a des Indiens, partout, tout le temps, des hommes, des femmes, dans les bus, dans les temples, dans les rues, dans les gares, la nuit, le jour…
A Trichy, nous dormons à la gare. Notre chambre donne sur une galerie au premier étage. Il n'y a qu'à y poser les bagages et partir légères dans cette ville immense, traversée par un fleuve étirée en plusieurs zones, du temple Raganatha - un temple à sept enceintes au milieu d'un merveilleux bazar (Jésus n'ayant pas chassé les marchands du temple, ils y sont encore dit le guide du routard) où nous passons notre première soirée - du temple, donc, à la gare, en passant devant l'église du collège Saint Joseph où l'on reviendra le lendemain pour entrer dans Rockfort.

Le petit café où m'attend Ariane tandis que je cherche désespérément une banque où changer des devises est là, sous les arcades, au pied du Fort. Nous ne monterons pas les 443 marches qui mènent au temple. Trop chaud !
Mais où passer l'après-midi jusqu'à l'heure du départ du train puisque nous n'avons plus de chambre ? Ariane est vraiment mal fichue et nous optons pour le café internet du complexe hôtelier cinq étoiles. Peut-être même pourra-t-on accéder à la piscine ? Les maillots sont restés dans les sacs à la consigne. Tant pis, on y va quand même.
La ligne Internet n'est pas disponible, mais on nous offre les fauteuils profonds de la réception climatisée pour attendre. On traîne un peu dans les boutiques, la ligne n'est toujours pas libre. On téléphone à Pondichéry. Sur les conseils de Bruno, Ariane demande un médecin. Il est là dix minutes plus tard, fait sa consultation et délivre une ordonnance dans le salon de la réception, les garçons de l'hôtel se font un plaisir, rétribué, d'aller chercher pour nous les médicaments indiqués. On nous vend aussi un litre d'eau minérale bien fraîche et l'après midi s'écoule ainsi, sans que la ligne se libère, elle est en dérangement, nous dit-on finalement, réseau inaccessible. Et il ne nous reste plus, rafraîchies, reposées, soignées, qu'à aller récupérer nos bagages à la consigne et à prendre le train pour Fort Cochin.

Arrivées à 6h du matin à la gare d'Ernakulam après une agréable nuit bercée par le roulis du train, nous suivons les conseils du Routard, auquel nous faisons de plus en plus confiance, et nous prenons un rickshaw direct pour Cochin.
D'autres voyageurs nous ont devancées au Gouvernemental Resthouse YMC mais il n'y a pas de place non plus pour eux dans cet hôtel minuscule qu'un jardin de rêve sépare de la jetée qui longe la mer. " Revenez demain, il y aura peut-être une chambre, " dit le patron sans s'émouvoir. On trouve une grande chambre dans une ancienne église, un peu plus chère, mais la hauteur du plafond et la gentillesse du patron nous consolent. Et il y a aussi un petit jardin derrière où peut-être l'on pourra aller lire.
La mauvaise idée fut d'aller faire un tour à Ernakulam cet après midi là.
Débarquant sur le quai malodorant, nous traversons difficilement un boulevard asphyxiant où klaxonnent une multitude de véhicules qui crachent une fumée noire et se faufilent les uns entre les autres sans laisser au piéton la moindre chance. De l'autre côté de la rue, un égout à ciel ouvert empeste l'atmosphère. Je me retrouve finalement coincée dans une cabine minuscule et étouffante devant un écran où je n'arrive absolument pas à faire apparaître le contenu de ma boîte aux lettres. Derrière moi, bloquant toute possibilité de fuite, Ariane qui n'a jamais utiliser l'e.mail attend tranquillement que je lui lise les messages de son fils… Tout finit une heure plus tard, à la gare où elle réserve des places pour retourner dans trois jours à Madras.
Vais-je partir de mon côté en bus, d'étapes en étapes jusqu'à Rameswaram ?
Nous reprenons le bac pour Cochin, Je vais seule dans une officine du village où j'accède sans difficulté à ma boite e.mail, je rapporte à Ariane des nouvelles de son fils et nous découvrons que nous n'avons l'une et l'autre qu'une seule envie : nous poser quelques jours, et nous poser ici, exactement, dans ce village de pêcheurs, avec son marché aux poissons, ses sportifs du petit matin qui font du jogging, des abdominaux et des tractions sur la promenade, ses arbres immenses, son stade...
Nous passons une nuit délicieuse dans notre ancienne église, et nous déménageons le lendemain pour l'YMC. Pour une nuit seulement, nous dit Sadu, le très réservé patron des trois chambres de la maison.
Va pour une nuit.
Je m'installe sans attendre sur la terrasse d'où l'on voit passer les barques des pêcheurs, protégée par le mur ocre et jaune qui la sépare de la jetée.

Je m'acharne, en vain, à représenter le ciel et la mer

Et puis nous partons à travers l'île, nous découvrons le quartier juif et ses antiquaires, sa synagogue au sol d'azulejos chinois.

Le Beach hôtel, sur le port, près du marché aux poissons.
Le Beach Hôtel ! Un poème : plus que décrépi, on accède à l'escalier qui y monte en passant sur des planches pourries qui enjambent des flaques de boue aux odeurs de poisson, on entre dans une salle noire où mangent les petits vendeurs du marché, deux tables sont installées sur le balcon délabré au bord des eaux lisses et miroitantes, près des grands filets chinois.
" Come back " dit le patron dont le visage renfrogné s'est éclairé d'un sourire fugitif au milieu de ce dodelinement de la tête si particulier avec lequel les Indiens disent " oui, ça va, c'est bien "et qu'on a pris pendant deux jours comme le geste qui chez nous veut dire, " non, pas d'accord ".
Et le lendemain matin, le patron nous offre une nouvelle chambre pour une seconde nuit.
Cette fois je me tourne vers le jardin

Avec plus de bonheur.Retourner à Madras ? Quel dommage !Ariane est prête à tenter l'échange des billets, mais pour rien au monde je ne retournerai à Ernakulam avant le départ du train.
Tout se mêle dans le bonheur de ces trois jours : le stade, le port, le quartier juif, les filets chinois, les pêcheurs, le jardin du YMC, le Beach hôtel, l'île de Vypin, les backwaters, les averses de mousson, le cimetière hollandais, les petites masseuses… …
Quand allons-nous à Vypin ? Un après midi… Le bus secoue sec pendant une heure sur la route qui longe la côte ouest de l'île de Vypin, juste en face de Fort Cochin, où le bac nous a emmenées en dix minutes. Notre voisin se présente, apprenti guide touristique, il nous indiquera le bus - nous savons qu'en fait ils prennent tous la même direction- il nous dira où descendre. C'est là qu'il va lui aussi. Merci, merci. Il nous offre en prime un petit paquet de cacahuètes et descend avec nous. L'averse de mousson qui a baissé sur les fenêtres ouvertes du bus de grosses bâches de plastique tombe encore. On entre boire un thé dans une paillote obscure. Il a un étrange et délicieux goût de fumée. La pluie s'arrête. Le jeune homme nous accompagne toujours. On prend un chemin de pierres brutes qui va tout droit entre les hauts cocotiers.. Quelques maisons, modestes ou plus cossus y apparaissent de place en place. On marche au milieu de cette splendeur végétale soulevée par les hauts troncs lisses et on finit par rejoindre une petite route où passent quelques mobylettes, vélos et rickshaws. C'est là, entre un lac et la dernière bande de cocotiers qui bordent la plage, qu'est installé le " Seashore holidays village ". Pour 800 roupies par jour, (130frcs) pension comprise, on peut séjourner à deux dans un bungalow qui ouvre sur le soleil levant, au milieu d'un jardin d'orchidées, de lauriers, de manguiers, et autres plantes exotiques que nous énumère le patron qui a aimablement mis ses toilettes à la disposition d'Ariane et nous fait maintenant visiter son royaume enchanté. J'imagine Alexandra et Olivier en vacances ici avec un Swann de trois ans !
Sur la plage de Cherai, il y a beaucoup de monde aujourd'hui, 15 août, jour de la fête de l'Indépendance. J'ai planté dans mon sac le petit drapeau de plastique rouge blanc vert qui proclame en anglais et en tamoul : I love India. Les jeunes hommes sautent dans les vagues avec des cris enfantins où se mêlent le plaisir et un peu de peur. Ils sont vêtus d'un simple slip recouvert parfois d'un linge, ou même en pantalons. Il n'y a pas une femme. Quelques-unes viennent se baigner en famille le dimanche, nous explique notre guide-apprenti, mais pas aujourd'hui car les hommes sont trop excités à cause de la fête. Ils nous regardent marcher, pieds dans l'eau, relevant un peu nos jupes qu'éclaboussent les vagues, certains poussent des exclamations enthousiastes ou moqueuses mais tous restent à distance. Nous marchons jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne sur la plage et là, nous nous mettons en maillot de bain et l'une après l'autre prenons enfin un bain dans les vagues chaudes de l'océan indien. Une nouvelle averse abrège le bain d'Ariane et nous chasse sous les cocotiers, de l'autre côté de la route. Nous nous réfugions dans ce qui reste d'une cabane de palmes noircies par le temps et l'eau, notre guide s'éloigne pudiquement tandis que nous enlevons nos maillots trempés dans cette cabine de bain de fortune. Le jour descend. Nous prenons le chemin du retour. Un martin-pêcheur s'envole du fil électrique où il était posé. Ariane a oublié son maillot dans la cabane, nous retournons le chercher et puis nous repartons. On quitte la route pour un chemin de sable rouge qui débouche au milieu des eaux. La mousson a laissé partout des flaques, je vais pieds nus dans l'eau rouge et tiède, la fine argile liquide glisse entre mes orteils en une caresse d'une extraordinaire douceur. Le chemin passe entre deux masses liquides lisses comme des miroirs dans lesquelles se reflètent des gros nuages blancs, fidèles jumeaux de ceux qui flottent dans le ciel rasséréné.
Notre guide a enfin accepté de nous abandonner au silence et au temps. Après avoir échangé nos adresses e.mail et reçu la promesse que de retour en France, je lui enverrai un billet pour sa " collection ", il s'éloigne d'un pas vif pour attraper un bus qui le ramènera avant 8hpm à Fort Cochin tandis que nous nous attardons sur ce chemin de sable rouge, entre eau et ciel.
La nuit est tombée quand on retrouve les cocotiers. Le chemin de pierre où passent quelques vélos est éclairé de place en place. Maisons, petites échoppes de fruit, sourires de femmes… On débouche à la fin dans la nuit sur la route principale. On a envie de marcher encore un peu mais il faut prendre garde à ne pas se faire écraser par ces monstres rugissants et klaxonnants qui se croisent à toute allure sans freiner. Nouvelle averse. On s'abrite à l'arrêt du bus, ils passent devant nous sans s'arrêter malgré nos signes. Je comprends soudain qu'on est du mauvais côté de la route ! Ici, et c'est aussi pourquoi j'ai cru cent fois me faire écraser, on roule à droite !
On traverse, on regarde la pluie tomber dans l'éclat d'un réverbère. Le bus s'arrête à peine et nous embarque. Le chauffeur - chauffard serait mieux dire - fonce comme un fou dans la nuit au milieu des bicoques qui bordent la route mouillée. Nous sautons sur les trous qu'il n'évite pas, brutales secousses, cahots violents, tout le monde s'accroche. Ariane est décomposée. On arrive enfin au bout d'une heure de ce régime à l'embarcadère. Une dernière lueur orangée plane au loin sur l'eau noire derrière les étoiles.
Le Beach Hôtel est fermé, nous nous rabattons sur " le restaurant du port ". Le poisson grillé est fade dans ce restaurant prétentieux et plein d'européens où Ariane a eu envie d'aller manger pour se remettre de ce voyage qu'elle compare au " salaire de la peur ".
Tôt le lendemain, je monte au Beach hôtel où le patron m'accueille en habituée, c'est à dire m'apporte d'office thé et parrota… Les immeubles d'Ernakulam se dessinent dans le jour levant.

Un vautour doré, dont le tête blanche est semblable à l'oiseau sacré de Kumbakonam tourne de son vol planant au dessus des vagues. Un corbeau se pose sur la balustrade, si près de moi que je dois le chasser d'un coup de carnet sur les ailes pour qu'il ne vienne pas piquer du bec ma galette.
Plus tard Ariane me rejoint et nous marchons ensemble jusqu'au cimetière hollandais. Les pierres mangées de lichen sont recouvertes de fleurs, liserons mauves et fleurs sauvages. Une épaisse végétation dans laquelle le pied plonge jusqu'à la cheville couvre la terre. Le soleil a commencé à monter. On imagine dans la moiteur intense la mort rampante, serpent endormi, araignée fatale… Des papillons, comme des fleurs vivantes volent au dessus des pierres tombales enfouies dans ce foisonnement végétal.
On retrouve la mer au bout du chemin, et les gros cargos chinois qui ressemblent à des églises.

Cet après midi nous avons réservé une promenade sur les backwaters, " cordons de lagunes créées par l'action des courants et des vagues qui obstruent l'embouchure des rivières, reliées par des canaux artificiels ".

La promenade commence mal. Le bus de l'agence emmène les neuf Européens que nous sommes d'une île à l'autre par les ponts, les carrefours encombrés et les ZUP des villes. Le trajet n'en finit pas. On récupère un Sud-africain devant un hôtel de luxe. Enfin, après plus d'une heure d'embouteillages, on arrive à la barque où nous attendent deux rameurs, et là, il faut l'avouer, le charme opère… une averse de mousson nous rabat quelques minutes à l'abri d'un auvent, puis nous repartons, sous la pluie, vaguement abrités par de feuilles de bananiers. Un quart d'heure plus tard, le soleil a tout séché, sauf un peu d'eau qui stagne au fond de la barque et nous allons, au rythme lent des piroguiers dans le silence froissé des canaux, au milieu des lotus, guettant le vol des martins-pêcheurs au plumage turquoise. On s'arrête pour une petite leçon botanique, j'ai oublié les noms des arbres…, pour voir les femmes tisser des cordes à partir des fibres de noix de coco : deux jeunes femmes roulent la fibre d'un double geste nerveux des doigts, tandis qu'une vieille femme tourne la roue qui transforme la masse emmêlée de l'écheveau en un seul destin linéaire. Les trois Parques, indifférentes, ou secrètement émues, espérant peut-être quelques roupies, poursuivent imperturbablement leur tâche sous le regard des touristes que nous sommes, femmes blanches venues d'un pays inimaginable.
Plus loin le rameur achète des noix fraîches et nous les ouvre, nous dégustons le lait à la paille avant d'en savourer la chair encore tendre.
Plus tard il faudra remonter dans le car de l'agence, retraverser Ernakulam, Willingdon, Mattancheri et Fort-Cochin.
Enfer et paradis. La théologie est sérieuse comme l'a écrit Rimbaud.
On retrouve les mêmes touristes et quelques autres, ou bien était-ce la veille ? pour le spectacle de Katakali que notre hôtelier nous a conseillé. Erreur. Le grotesque des masques grimaçants, les traits masculins épaissis de fard, cadre lourd des roulements d'yeux affolés, des sourcils levés, des bouches minaudantes, la pédagogie à l'usage des touristes, tout concourt à nous dégoûter de ce spectacle trop adapté et nous quittons la salle sans attendre la fin.
Nous avons pris rendez-vous ce matin pour un massage complet, tête et corps. Deux jeunes femmes toutes menues tiennent la boutique, on laisse nos chaussures devant le rideau et on s'installe sur des fauteuils de coiffeur. Mèche par mèche, toute ma tignasse est démêlée et huilée avant que la masseuse puisse accéder au cuir chevelu pour un massage qui se termine par un léger décollement de la peau doucement tirée par les cheveux. Puis on passe au massage du corps derrière un autre rideau, dans la salle du fond. La nuque, le dos, les bras, les jambes, puis de face, les pieds, les jambes, les bras, les mains, la poitrine, les épaules… L'huile est chaude et les mains fermes. Enfin l'excès d'huile, une huile riche et sans parfum, est essuyée avec une serviette très chaude, soigneusement sur chaque partie du corps.
Nous repartons cet après midi pour Madras. Nous avons décidé, malgré l'encombrement des valises, de prendre le bac pour éviter la traversée des ponts surembouteillés. On est encore chez nous sur l'embarcadère, on mange un samosa, on boit un thé, on rapporte le verre au café dans la rue.
Pour sortir à Ernakulam, il faut passer sur un second bateau entre le quai et le nôtre. On débarque enfin, valises comprises. on se trompe de gare, heureusement qu'on était en avance. Enfin, le train s'ébranle et nous dedans, Nos réservations ne sont pas près de la fenêtre mais nos voisins, remarquant notre attention passionnée pour le paysage qui défile nous cède leur place. Plus tard, on ouvrira la couchette du milieu et chacun s'allongera à sa place. En attendant, on traverse les averses, les rizières et les champs.
Sur le quai d'une gare, j'achète dans un papier kraft une part de poulet byriani savoureux. Celui qu'on sert dans le train, Ariane a commandé un repas, est très bon aussi. Café, thé, on ne manque de rien ! Chacun va se laver les mains, avant et après avoir savouré son riz de la main droite, comme il se doit. On somnole encore le lendemain matin quand le train arrive à Madras. On retrouve l'odeur de jasmin dans la grande gare encombrée. Il faut faire la queue aux toilettes où les femmes se lavent à grandes eaux. Les mendiants sont nombreux et se mêlent aux chauffeurs de rickshaws qui se précipitent à notre rencontre. Nous partons finalement avec un vieillard aux jambes en allumettes qui pédalent sur son vieux vélo. Nous allons tout droit à la gare des bus, à Parys, en habituées, prendre un bus pour Mahaballipuram où Ariane a pris rendez-vous avec Solange et Bruno.
Par la fenêtre du bus encore vide, je prends un café très clair, légèrement poivré, délicieux. On a acheté des bananes et des gâteaux pour offrir aux femmes et aux enfants mendiants, refusant absolument de leur donner la moindre roupie, ce qui ne fait pas toujours leur affaire. Le bus se remplit peu à peu. Un homme se lave le visage avec un gobelet d'eau. Il est 8h10, le chauffeur fait ronfler le moteur… On traverse la ville et j'enregistre en vrac les rickshaws jaune et noir, les fleurs en vente à tous les coins de rue, la musique tonitruante au hasard d'un carrefour, les motos sur lesquels on est souvent quatre (comme on l'était sur la moto de mon parrain autrefois, mon frère, ma mère, lui et moi), les vélos. Quelques chauffeurs portent un casque, très peu, certains mettent un foulard devant leur bouche. Des bœufs aux cornes décorés tirent des charrettes,

des vélos tirent des carrioles. Les toits de palmes entrelacées, les pompes qui fournissent de l'eau aux habitants des quartiers.
Sur un panneau on peut lire " Men at work " Hommes au travail. J'aime qu'à la différence de nos panneaux : " Ralentir, travaux, " ceux là mettent en avant les hommes ! On voit aussi : " Go slow, work in progress ".
Nous retrouvons le confort du Seabreeze. Même s'il n'y a pas encore de chambre libre, il y a la douche, la piscine, on peut même laver nos vêtements qui sèchent en une heure sur le dossier des chaises longues où nous somnolons en maillot de bain.
L'après midi, nous allons visiter " la ferme des crocodiles ". Le premier qu'on voit, on le prend pour un cadavre desséché, un crocodile empaillé, en plastique. Il a les mâchoires grand ouvertes, il gît, immobile, la tête posée sur un tronc. Et puis, il bouge. Et il y en a un autre, bûche de bois mort, vieille souche où s'ouvre un œil inerte. Plus loin, des dizaines, des centaines peut-être de crocodiles, couchés les uns sur les autres gisent dans la chaleur et la poussière, il y en a aussi dans l'eau, qui y vont, ou qui en sortent. Malaise physique devant cet étalement, cet entassement. Une boule de peur diffuse, oppressante devant tant d'immobilité et la rapidité possible, soudaine. Ces mâchoires ouvertes, ces pattes mortes devenant mortelles… écrasement de la chaleur et de la peur mêlées.
A 17h30 pile passe le bus qui nous ramène, ainsi qu'on nous l'avait indiqué. La route longe la côte. Sable et cocotiers, impression de désert après la végétation tropicale du Kérala.
Nous retrouvons Solange et Bruno, et Minette, la blanche princesse féline qui les accompagne partout de France en Inde en passant par six ans au Burkina !
A 7 du matin, c'est une autre lumière qui traverse les arbres et éclaire de turquoise la mer.

Nous faisons les touristes, les vacanciers, nous achetons bracelets de pied en argent, jupe et pantalon de soie, écharpes de cashmeere, boucles d'oreilles… Nous rentrons à Pondichéry avec eux, en taxi à air conditionné car Minette, et sa maîtresse n'aiment pas rouler dans la grande chaleur de 3h am.
L'Inde n'est plus qu'un paysage, flou, lointain. Un décor.
Sous le pandal de la terrasse (c'est ainsi que s'appellent les toits de palmes tressés qu'il faut refaire tous les deux ou trois ans), nous installons nos matelas. La moustiquaire est trop petite et j'abandonne à Ariane la terrasse, les cris des corbeaux mêlés au bruit des moteurs et klaxons qui durent jusqu'à plus de minuit et reprennent au petit matin
Je m'installe dans la pièce du bas, confortablement éclairée par une jolie lampe de chevet, à l'abri d'une prise anti-moustique, sous le ventilateur. Je dors sans remord, regrettant juste les cris de la rue " Palerami " ai-je noté. Quelqu'un sait-il ce que ça signifie ?
Un jour, deux jours passent, filent, s'éclipsent…
Tous les matins on voit les femmes dessiner devant leur porte, d'un geste vif et précis le " kollam ", sorte de mandala (voir site Brusol) qui protégera la maison.
On va voir le soleil se lever à l'heure où les Indiens font du jogging sur la jetée. On accompagne Solange chez le marchand de fruits et de légumes, elle nous emmène dans les boutiques de l'ashram, au Grand Marché, dans les boutiques de soie…
On rentre déjeuner " à la maison ", prendre un peu de repos sur la petite terrasse du premier.

Solange nous emmène aussi au siège de l'association où elle travaille comme bénévole pour donner aux enfants de la rue qui sont accueillis là l'occasion de faire des travaux plastiques, peintures, photos… On voit surtout des tout-petits que le sida décharne bercés par des plus grands ou par des bénévoles. Premier sourire d'une petite qui remonte, oh, à peine, une pente dont elle avait quasi touché le fond. Tout le monde rit de joie à ce sourire timide. Comme elle a grandi et grossi, celle-ci, qui agite joyeusement ses petites couettes noires retenues par de jolis rubans rouges.
On se promène dans le quartier des pêcheurs tout proche. Cette semaine, c'est la fête de Ganesh, le fils de Shiva et Parvati, l'enfant à tête d'éléphant, dieu des voleurs et des gourmands, des voyageurs et des enfants, de la réussite et de la prospérité Partout dans les rues on peut le voir mouler dans la terre crue. Tout le monde achète son Ganesh pour le décorer de rouge et d'or, le parer de fleurs, lui faire les offrandes et dévotions qui conviennent avant de le jeter à la mer où la terre perdra aussitôt la forme transitoire que le moulage lui avait donnée. Déjà, on peut voir les premières familles venir jusqu'à la plage minuscule de ce quartier. Ils arrivent en petit groupe, seul parfois, portant sur un plateau de bois leur Ganesh de terre. Ils brûlent devant lui un petit feu de camphre puis le confient à un gamin, pantalon et chemise trempés, quand il a une chemise, qui va le jeter le plus loin possible dans les vagues. Et chacun repart avec son plateau.
Je regarde, avec les yeux, avec le nez, avec la peau, assise sur un ballot de filets secs - odeur de la mer, des filets, de la toile de jute, de la terre rouge, du sable plus jaune dans lequel les enfants sont nombreux - fillettes et petits garçons courent, sautent, se poursuivent en riant, chantonnent. On lance aussi à la mer les petites ombrelles de laine colorée qui protègent la statue, ou bien une fillette la garde à la main comme une fleur.
Il fait nuit quand nous rentrons par les rues de terre, entre les maisons de palme et les autres. Une télévision couleur trône au milieu d'une pièce à l'allure modeste, dans une ensemble presque misérable.
Le soir on dîne tous les quatre à la terrasse en étage d'un restaurant du centre, ou dans la salle pas trop climatisée d'un délicieux restaurant proche de " chez nous ".
A la libraire Kailash, nous rencontrons Radj et Elisabeth. Pendant le dîner, ils nous convainquent de rester à Pondi pour les fêtes de Ganesh. Comment résister à leur gentillesse et à celle de Bruno et Solange ?
Le lendemain matin, on jette encore des Ganesh par dessus les rochers face au palais du gouvernement. Les vagues n'en font qu'une bouchée. Les fleurs un peu fanées, flottent quelques instants et disparaissent à leur tour. Tout n'est que forme passagère.
Le café de Pondy est à moitié mangé par la mer. Sa terrasse effondrée n'offre plus qu'une table d'où l'on peut contempler les gravats qui servent de brise-lames.
On reviendra donc à Pondichéry pour le dernier week-end, on ira se baigner dans la piscine d'Elisabeth et Radj avec nos amis. Et on assistera à l'immersion des grands Ganesh de cartons réalisés par les villages et les quartiers avant de prendre un taxi pour l'aéroport de Madras.
Mais avant, nous faisons une dernière incursion en bus, pour Chidambaram et son temple.

Ou plutôt ses temples, ses quatre temples est, sud, ouest nord qui entourent la grande cour et le bassin d'ablution fermé pour cause de nettoyage. On entre par une porte, le soleil se couche derrière les cocotiers, la lune se lève, les dévots et les dévotes font leur prière, on reste là, assises à regarder les allées et venues des uns et des autres jusqu'à la nuit noire. On sort. On remonte dix fois la même rue à la recherche du Sri Murugan Lodge dont on a heureusement noté le nom, en vain. Enfin, on repasse à travers le temple, on reconnaît le mandapa qu'on avait vu en entrant, on ressort dans une rue semblable à l'autre, mêmes boutiques de vaisselles de métal ou de meubles, mais cette fois, oui, on trouve l'entrée de notre Lodge, Sauvées !
Temple, rues, poussière, klaxons, restaurant végétarien… a-t-on désormais tout vu ? D'un commun accord, on quitte Chidambaram le lendemain. Arrivées à Pondy à midi, en pleine chaleur, on hésite à rentrer aussitôt au bercail, mais un sursaut d'esprit d'aventure nous jette dans un autre bus où nous roulons plus d'une demi-heure, debout, écrasées, secouées, brinqueballées… On descend à Matuyalpet où le Routard promet une auberge de jeunesse face à la mer au milieu des cocotiers.
Il faut marcher longtemps pour la trouver, mais nous avons abandonné sac et valise à Pondy et n'avons qu'un léger bagage à main, ce qui rend possible tous les détours.
Et on la trouve, telle que la promettait le guide.
Et on se baigne devant les catamarans, après avoir demandé aux jeunes gens curieux dans un anglais maladroit de nous laisser, parce que " we are women and it is no good men stay "
Et ils sont partis, pas très loin, derrière les rochers.
Et nous avons plongé à tour de rôle et puis ensemble en surveillant nos affaires du coin de l'œil dans les vagues chaudes brassant le sable épais qui pénètre jusque dans les coutures du maillot de bain.
Le soir tombe tôt, la nuit est longue dans cette auberge du bout du monde. Un petit enfant nu, le corps brûlé de la tête au pied sur tout le côté gauche, de la taille d'un bébé, marchait sur la table où nous avons dîné, titubant des bras de son père à ceux de sa mère,. Son image brisé par les pâles trop rapides du ventilateur se reconstitue et me réveille dès que je m'endors. La chaleur m'oppresse. Je n'ai plus rien à lire. Heureusement on sera à Paris dans trois jours.
Le lendemain matin, j'oublie mon malaise de la veille au jour levant sur la terrasse

en regardant les pêcheurs vérifier leurs filets

Quand le soleil devient trop chaud, je m'installe sur la galerie et je peins le jardin.

Et puis nous repartons…
Et puis nous arrivons chez Solange et Bruno, au fond de leur rue en impasse, derrière le petit temple. Solange arrose les plantes sur la terrasse où l'unique fleur rose dont j'ai oublié le nom commence à se faner.
Minette est étendue sur le carrelage.
Elisabeth, l'éditrice de Kailash, est malade, fiévreuse. Personne ne savait si nous allions rentrer ce soir… on ira chez eux demain ! On dîne tous les quatre à la terrasse. On a racheté deux mètres de soie sauvage pour que le tailleur de Solange me fasse à moi aussi une petite robe à bretelles comme celle qu'on a commandé pour Ariane…
Et puis c'est le dernier jour.
Le dernier bain, dans la piscine chez Elisabeth et Radj, mais aussi dans l'océan indien, dans un paysage de plage blanche sans fin.
On rentre à Pondy à temps pour voir défiler les grands Ganesh qui vont en procession tout au long de la jetée.. Ils passent, tirés par des tracteurs, en chars à bœufs ou en camion, entourés de jeunes hommes criant et riant, barbouillés de rouge et de jaune. Une foule d'Indiens, jeunes, vieux, familles, suivent le cortège ou le regardent passer. Il est arrêté à l'ancienne douane et demeure là longtemps, jusqu'à ce qu'enfin, un par un, les chars et eux seuls puissent passer et s'avancer jusqu'au bout de la digue.
Le ciel s'assombrit. Sa calligraphie nuageuse perd sa netteté. Le clair se fonce. Les contrastes s'affaiblissent. On a perdu Solange et Bruno qui font des photos tout au long du cortège . On s'est installées au milieu de la foule, assises sur un rocher. Dans l'avancée de la nuit une barque s'approche, semble s'approcher. Les Ganesh arrivent lentement les uns après les autres avec de longues et inexplicables pauses. Une grue a saisi le grand Ganesh de tête. Tout est si lent, si lointain, si petit, là-bas, qui s'enfonce dans la nuit. Enfin la barque a accosté. On a chargé le grand Ganesh et la barque repart. Elle emmène le dieu au large, minuscule dans l'immensité de l'horizon.
Ganesh est tombé dans la mer et la nuit. On se relève. On rentre lentement. On traîne encore un peu. Bain de foule. Douceur de la nuit. Les Indiens sont assis sur le bord de la jetée, dos à la mer. Les enfants mangent des glaces et des sortes de barbes à papas rose ou jaune vif. Des tables ont été sorties face au palais du gouvernement.
On retrouve Solange et Bruno à la maison. On boucle les bagages. On les descend près de la porte.
Seafood, poulet tikka, jus d'ananas...
La pluie a commencé pendant que nous dînions, elle augmente tandis que nous rentrons et nous arrivons, pliés de rire mais trempés à la maison. Il n'y a plus qu'à mettre nos vêtements mouillés dans un sac de plastique et à en extraire d'autres des valises.
Le taxi est là.
La pluie est déchaînée. L'unique essuie-glace ne marche pas. Le chauffeur téléphone -pour changer de voiture ? Nous nous arrêtons quelque part. Il revient. L'essuie-glaces marche. Nous repartons. Les éclairs se succèdent quasi sans interruption. L'eau gicle sous les pneus. C'est l'apocalypse. En principe, il faut environ trois heures pour aller de Pondy à Madras, et en pratique quand le ciel dégringole ?
Il est deux heures du matin. Je somnole sous les rafales, affalée sur les coussins de velours qui grattent.
Il est trois heures du matin. Nous sommes arrivées à l'aéroport. Il pleut toujours. Le chauffeur nous trouve un chariot pour entasser tous nos bagages, singulièrement augmentés ces derniers jours. Il y a déjà du monde devant nous pour le cerclage. Ensuite, il faut faire la queue pour l'enregistrement, la fouille , le contrôle de police, une seconde fouille… il est six heures quand nous montons dans l'avion.
Deux heures de transit dans l'aéroport de Koweit-City. Les femmes sont deux, trois, dix fois plus grosses que les Indiennes, les vitres sont teintées, la lumière glauque, un air sec et brûlant nous a effleuré dans le boyau entre l'avion et l'aéroport glacial. On a survolé la mer et des immensités désertiques où se dessinent ici et là d'incompréhensibles formes géométriques. On frissonne de froid et de fatigue. On regarde avec réprobation des jeunes filles excessivement fardées, moulées dans des pantalons à la mode, perchées sur des talons épais qui parlent trop fort et vont en Europe. Je retiens avec peine mon animosité.

Il est 11h-1/4 am à ma montre, 7h ¼ sur France Culture.
L'heure de descendre boire un thé, manger un dosaï est passée. C'est celle du café maison.
A la radio Elisabeth de Fontenoy évoque les grands bûchers d'animaux abattus " par précaution " pour lutter contre la fièvre aphteuse. Vaches et chèvres déambulent dans les rues des villes indiennes.
Elle vient de publier le " Le silence des bêtes " chez Fayard.
Avant elle, j'ai entendu les informations : la campagne de Jospin, la guerre, les morts de la guerre entre Israël et la Palestine. Maintenant un jeune homme défend une vélosophie propre à révolutionner le monde capitaliste.

Ces notes sont finalement plus longues que je n'avais prévu en commençant.
Pardonnez leur allure… c'est qu'elles courent à votre rencontre !

Quelques titres rencontrés en route :
aux Editions Kailash
Le Musée emporté de Yves Chah, le roman plus indien, le plus puissant, le plus émotionnel
Possession de K. Markandaya, le plus intelligent. Sur l'ambivalence qui lie l'Inde et l'Angleterre
Les Dieux Rouges. Ca se passe au Vietnam ,mais lu sous un ventilateur au bord de l'océan indien, c'est inoubliable.
Aux Editions La bibliothèque :
L'Inde au pied nu de Pierre Lartigue Le meilleur compagnon de voyage dont on puisse rêver !
En 10/18
Nocturne Indien d'Antonio Tabucchi
L'Inde de VSS. Naipaul
Sous le Banian
Le peintre d'enseignes
Le conte de Grand-mère

De R.K. Narayan
Gallimard/Unesco (Connaissance de l'Orient)
Râdhâ au lotus de Tara Shankar Banejeri

Et puis j'ai commandé, sur les recommandations de Jean-Jacques, le patron du Nautilus, à Mahabalipuram : Les Indes florissantes, chez Bouquins…

La revue jeunesse Citrouille sortira en novembre un numéro spécial sur l'Inde dirigé par Patrice Favaro, qui connaît son sujet et dont voici les conseils de lecture que je n'ai pas encore entièrement suivis, mais que je vous transmets tels quels :
" Mieux vaut lire pour le sud les bouquins de RK Narayan qui vient juste de s'éteindre ce mois-ci (presque centenaire). J'aime beaucoup : Le guide, Le peintre d'enseigne, Mémoires d'un Indien du Sud, ou encore Sous le banian (Chez Belfond et en poche 10/18).
D'autres auteurs indiens traduits en français et dignes d'intérêt : Rohinton Minstry (pour la communauté parsie), Kushwant Singh (pour le Nord, et la communauté sikh en particulier), ou encore Amitav Gosh (un bouquin dément : Les feux du Bengale). Il existe aussi un merveilleux carnet de voyage (beaux textes et superbes aquarelles) sur l'Inde du Sud : Au corps de l'Inde, écrit et illustré par Simon aux éditions Boussole ( petite maison mais on peut le commander sur Alapage). Et puis, si tu prends le train Mon Etoile de l'Himalaya chez T. Magnier, sur les enfants des gares, bouquin toujours tristement d'actualité. "

Précedent Retour menu