Dimanche 13 mai 2001 Très
lent départ. Les oiseaux ont commencé à chanter depuis longtemps. Le
soleil, gros ballon orangé, se lève au-dessus du stade de Saint-Denis. Longue
errance dans l’aéroport de Roissy, entre le terminal B et D, à la recherche du
guichet de la compagnie Sabena. Enregistrement. Attente. Embarquement.
Il y a bien plus de passagers que de places assises dans le car qui doit nous
transporter jusqu’à l’avion. Nous attendons, debout. Enfin il démarre, roule quelques
minutes, nous dépose près de l’avion. Descente, montée. Les hôtesses referment
les coffres à bagages. Ceinture. Décollage. A peine le temps d’un café,
d’un croissant. Atterrissage. Bruxelles. Bagages. Descente, couloirs, boutiques.
Le chocolat remplace le parfum. Attente. Une bière, payée en carte bleue, qui
me grise. Soleil à travers la verrière du bar. Embarquement. Orgie de journaux.
Décollage dans une demi-heure. Le Burkina-Faso. Ouagadougou. Si proche,
si lointain. Je me sens soudain misérable. D’arriver les mains vides du pays d’abondance. 6
heures de vol. La terre est invisible sous les nuages. Le temps s’efface au fur
et à mesure qu’il passe. Le choc, toujours, prévu, inattendu, ou bien,
attendu, imprévisible, le choc de l’air à la sortie de l’avion. Sa chaleur, sa
présence sensible, soyeuse, caressante, pressante, tout de suite, sur le visage,
les bras, la peau. Police. Douane. Bagage. Le temps a reculé de deux
heures. Hôtel de l’Indépendance. « L’indé » C’est là qu’aura
lieu l’ « atelier écriture-illustration à l’intention des écrivains, éditeurs
et illustrateurs de littérature enfantine », là que nous dormirons, mangerons,
nous explique Colette Alègre. C’est elle qui a fait le montage, y compris financier,
de ce stage. Elle est venue nous chercher à l’aéroport, nous accueille maintenant
avec une courtoisie délicieuse. Nous laisse nous reposer. Rendez-vous à 19h30,
elle viendra avec son mari nous chercher pour nous emmener dîner à l’extérieur. Piscine,
paillotes et cocotiers, salles climatisées… Je tente une sortie. L’hôtel
est cernée de petits commerçants qui guettent les touristes. « Cool,
positif », répète un des deux jeunes garçons qui m’escortent tout au long
de ma promenade. Prison dorée. Lundi 14 mai 2001 Le
Ministre des Arts et de la Culture a déclaré ouvert l’atelier d’écriture et d’illustration. Applaudissements. 
L’ambiance
est bon enfant. On boit du café ou du jus de gingembre. Les officiels se
retirent. Le stage commence. Il fait presque froid dans cette pièce, la salle
Seg-Taaba, qui nous est réservée pour toute la semaine. 
Les
stagiaires se répartissent en deux groupes. Christian, l’illustrateur en prend
un, je prends l’autre. Cet après-midi, on inversera et à partir de demain, chacun
choisira l’option qu’il approfondira. En journée continue, décide-t-on aussi,
pour éviter les déplacements : 8h-14h. Il y a des jeunes gens et des
hommes faits. Des caricaturistes, dessinateurs de presse, bédéistes, lauréats
de concours, un enseignant d’art, un poète, un professeur d’université, un ouvrier-imprimeur,
trois éditeurs… On se sépare. Je suis trop fatiguée pour chercher une échappée.
Chaque stagiaire a écrit le noyau possible d’une histoire. Je regarde la
nuit tomber, assise au bord de la piscine. Les chauves-souris - pipistrelles-
grosses comme les colombes du jour, viennent boire à la piscine en vol rasant. Mardi
15 mai 2001 Cinq stagiaires s’attachent à l’écriture tandis que les
onze autres vont travailler l’illustration. Il s’agit maintenant de commencer
à développer le thème envisagé, d’en faire une véritable histoire. Situation de
départ, personnages, problème, obstacles (épreuves) situation d’arrivée… Chaque
proposition est reprise par l’ensemble du groupe. Pause café. La journée continue.
« Je veux naître à Paris », propose Ignace.: Théodore : « L’ordonnance
non honorée ». Jean-Claude : « Ramay et le hérisson ». Oumar :
« L’enfant qui voulait voir Dieu ». Jacques enfin : « Sally
et la voix magique ». Au terme de cette deuxième journée, chacun a
rédigé la première page, premier paragraphe, première vignette. Piscine.
Déjeuner. Colette a envoyé le chauffeur pour m’emmener au siège du Projet de Lecture
Publique où je peux disposer d’un ordinateur pour taper ces premiers chapitres. Je
reviens à pied dans le jour descendant, dans les chemins de latérite rose. Je
ne peux éviter de rejoindre l’avenue goudronnée qui va de la Place des Etats-Unis
au palais blanc (ministère ? Palais présidentiel ?). Je ne peux éviter
de croiser mes compagnons du premier jour. « Cool, positif ». La
piscine bouillonne sous la pluie. Les éclairs ont cessé de crever la nuit. Plus
rien que ce rideau d’eau crépitant. Un coup de vent rabat sur moi un pan de pluie.
Vif et bref comme une plaisanterie. Tout est trempé, la table, le journal, moi.
Un peu d’eau aussi dans mon verre de Flag, la bière locale. Et sur mon carnet,
diluant les mots. L’orchestre qui continuait à jouer imperturbablement depuis
le début de la pluie est obligé de s’arrêter. La pluie se déchaîne, la pluie déluge,
inonde, recouvre tout. La piscine et le carrelage qui l’entoure ne sont plus qu’une
seule surface d’eau. Les éclairs reviennent, le tonnerre, le vent. Et puis tout
s’arrête. Les criquets recommencent à chanter. L’orchestre recommence à jouer.
Les serveurs zélés nettoient déjà les galeries. Toutes les jeunes filles
s’appellent Marie. Elles ont quatre enfants et travaillent à l’hôtel sans toucher
le moindre salaire. Ni indemnités. Rien. Pas un sou. Sagement vêtues d’une jupe
bleu-marine et d’un corsage blanc. Ou d’un pantalon et d’une chemise blanche.
Ils sont ainsi une dizaine de Marie des deux sexes, en apprentissage. Pour un
an ou deux, voire trois, espérant l’embauche, dit Marie. La pluie n’a duré
qu’un quart d’heure. Le tonnerre gronde au loin. Les éclairs sont devenus inoffensifs.
La nuit est plus chaude que noire. Mercredi 16 mai 2001 Il
faut présenter demain matin nos histoires achevées aux illustrateurs pour qu’ils
puissent commencer à dessiner, a dit Christian. Nous travaillons d’arrache-pied !
Les discussions, commentaires, propositions auxquels donne lieu chaque histoire
sont une formidable introduction dans la vie africaine. Emotions, perceptions…
Tout ce que j’ai pu vivre dans mes premiers voyages, dans la pauvreté et la solitude,
donne chair à ce qui est évoqué. Le Burkina est là, dans cette pièce, dans chaque
visage, dans chaque parole. Tout entier. A propos d’une assiette de « bassi »,
Ignace raconte que lorsqu’il était petit, c’est cette semoule jaune de maïs, venue
d’Amérique, que l’on distribuait à l’école, qui permettait à toute la famille
de survivre entre deux récoltes… Il raconte sa fierté de petit garçon à être celui
qui nourrissait la famille ! Le soir, devant l’ordinateur, il faut
retrouver dans tout ce qui a été dit dans la journée, de quoi écrire les derniers
chapitres de chaque histoire que nous n’avons pas eu le temps de rédiger. Jean-Claude
et Ignace, tous deux éditeurs par ailleurs, se chargent de fixer leur texte. Restent
ceux de Théodore, Jacques et Oumar. Marie est blanche. Elle est
institutrice. Amie d’amie. Je fais avec elle ma première sortie nocturne. Nous
mangeons une assiette de pâtes sous les arbres du Verdoyant, près de la place
de Etats-Unis. C’est bien la partie la plus dangereuse de Bamako, me confirme-t-elle.
La seule où des étrangers se soient jamais fait agresser dans le pays. Nous nous
y risquons cependant, fortes d’être deux. Quel plaisir de marcher dans la tiédeur
nocturne. Elle est venue rejoindre en Afrique un amoureux inacceptable –
commerçant sans commerce, débrouille-man, Sénégalais de surcroît, agrégé des rues,
quadrilingue analphabète. Ils se sont rencontrés cinq ans plus tôt. Allées venues
coûteuses d’un continent à l’autre, impossible pour lui d’avoir un visa, alors,
elle a trouvé un poste ici. Je l’admire. Je n’aurais pas le courage d’une pareille
aventure. Le courage amoureux. Nous marchons d’un pas égal, heureux, allègre,
dans la nuit moite. Elle me laisse devant l’hôtel, prend un taxi pour rentrer
chez elle, à l’est. Ouaga est une pieuvre qui étend ses tentacules loin dans les
quartiers, les faubourgs ; loin par des chemins sans goudron, ponctués par
les lampes à huile des petits commerçants. Jeudi 17 mai 2001 « J’espère
que tu vas retransmettre fidèlement nos doléances… », en français dans le
texte. Ce sont les participants au Séminaire sur le droit des artistes, qui se
tient depuis hier dans une salle voisine de la nôtre. Il n’est pas encore
huit heures. Les oiseaux pépient, les climatiseurs ronronnent. C’est l’heure où
les margouillats vont boire. Les hirondelles aussi, qui ont remplacé les chauves-souris. Dîner
hier soir aux « Jeunes Poulets Télévisés ». Derrière la vitre de la
rôtissoire grillent et dorent les petits poulets. C’est le seul éclairage du
bord de route où quelques tables de bois, basses, quelques bancs, accueillent
les clients. On se rince les mains à l’eau de la bouilloire. La viande est ferme
et savoureuse. Deux chiens traînent paisiblement autour des tables et récupèrent
les os. A moins que le client n’emporte les restes pour son propre chien. Celui
de sa cour. Le ciel ne reste pas collé au ciel. Il descend jusqu’à la terre.
Il l’épouse. Les étoiles sont de toutes petites présences familières. Une
ambulance passe en actionnant sa sirène. Un chien hurle de concert. Circulation
pétaradante des mobylettes. Les mots volent facilement, gros papillons de nuit
aux ailes veloutées. Charles – ami lui aussi par procuration - me ramène sur sa
moto. Ma jupe ouverte claque sur mes cuisses. Le travail se précise, les
histoires se modifient, trouvent leur forme définitive. Toute la journée,
on a espéré le retour de la pluie mais elle ne vient pas. Vendredi
18 mai 2001 Dernier jour du stage. 
Hier
il a fallu « boucler » toutes les histoires pour en faire lecture aux
illustrateurs. Il était plus de 7 heures quand j’ai achevé la saisie de l’ensemble.
La nuit était tombée. Colette, qui m’avait attendue, m’a ramenée en voiture. Cinq
histoires achevées, à destination des petits, adaptées au format des albums de
la collection « Le caméléon Vert ». Dîner à l’hôtel. L’illustrateur
est fatigué aussi. Nous montons dans nos chambres tout de suite après le dîner. A
la télé, un vieux film en noir et blanc dont je ne connaîtrais jamais le titre,
film français sous-titré en français, plaidoyer pathétique contre la peine de
mort. Daniel Gelin, très touchant en jeune innocent criminel. Petit déjeuner
hâtif dans la salle climatisée. Le chat, couché au bas des marches, m’a
suivie jusqu’au fauteuil de fer en bord de piscine. Ainsi allongé à mes pieds,
il protège l’écriture, l’accompagne en quelque sorte. Avec la caresse de l’air,
avec le vol rasant des hirondelles, avec la course des margouillats. Ecrire avec.
Dans. Bien-être. Malgré la sueur qui humecte mon front. Dans le Monde diplomatique,
remise en question de l’hégémonie du « développement ». Une association :
« Ligne d’horizon », à Malakoff. Pour résister à la colonisation réelle
qui est le fruit de l’idéologie du développement. Samedi
19 mai 2001 La cérémonie de clôture, plus modeste que celle d’ouverture,
s’est déroulée dans l’euphorie de l’œuvre accomplie. Lue et relue mais encore
à relire, chaque texte a trouvé sa voix propre, ses mots et ses silences – la
place gardée de l’image – sa poésie et son humour. Ce matin tous les stagiaires
se sont réunis pour s’associer. Un bureau provisoire a été élu, rendez-vous pris
dans trois mois, après avoir diffusé l’information dans les autres régions du
Burkina. Ils rejoindront, comme l’ont fait déjà les auteurs et illustrateurs au
Mali, au Benin, au Cameroun, au Congo, l’association Illusafrica que Christian,
qui en est le trésorier, leur a présentée. Dimanche
20 mai 2001 Jean- Claude Naba, directeur des Editions Sankofa,
a présenté hier à l’amphi de la faculté, où il est par ailleurs enseignant, les
trois dernières publications de sa maison d’édition. Une centaine de personnes
assistent à l’événement. Les ventilateurs brassent l’air chaud. Les trois auteurs
sont entourés de trois critiques universitaires qui commentent longuement leur
livre. A l’écoute des textes, à leur lecture, il est clair que les auteurs
présentés ont brisé le carcan scolaire qui a longtemps enfermé l’expression littéraire
francophone en Afrique. Je suis surprise, ravie de la liberté prise par les auteurs
avec les formes traditionnelles, en poésie comme en prose. « Jusqu’alors,
dit Sangouan Sanou, auteur de « La Clameur des cymbales », les poètes
prétendaient parler aux hommes dans la langue des dieux. Aujourd’hui, nous voulons
parler aux dieux dans la langue des hommes». Le travail de Samuel Millogo :
« Récits de ma vallée », s’attache à recueillir, comme un musicien,
le son même des paroles, leur tournure propre. Pas seulement les contes anciens,
mais plutôt les histoires vécues qui disparaîtront avec ceux-là même qui les ont
vécus. Ce matin, Jean-Claude m’emmène visiter le site de Louango, où des
sculpteurs ont travaillé des blocs de granit à ciel ouvert. C’est une de ces sculptures
qu’il a mis en couverture du recueil de poèmes « La clameur des cymbales »
présenté la veille. Le long de la route, les caïlcédrats rappellent la colonisation
qui les a plantés, noble entreprise, et les a confiés au agriculteurs voisins :
leur vie était garante de celle de l’arbre. Si l’arbre dépérissait, c’est leur
vie qu’on prenait. Les dernières heures deviennent irréelles. Un des illustrateurs est
venu nous apporter un cadeau à chacun. Pour moi, une robe, superbe. Marie la serveuse
m’a offert un tissu de coton brut : un « faso dan fany ». Colette
vient nous chercher pour nous emmener à l’aéroport. Nous n’avons pas dépassé la
note de frais prévue. La salle d’attente de l’aéroport est climatisée. Le
soleil se lève à Bruxelles. Il fait beau à Paris. |